Afterland
Jean-Michel Calvez
Lord essuya d’un revers de manche le couvercle poussiéreux du gros pot de fer blanc. Il pesa lourdement sur la lame de couteau cassée jusqu’à ce que se soulève le couvercle de tôle, collé par le temps et par un début de rouille qui lui faisait une collerette. La consistance, et la couleur crémeuse de la peinture entrouvrirent en lui la porte de souvenirs d’enfance très doux, enfouis dans un angle sombre de sa cervelle. Mais l’odeur âcre de solvant et de moisi lui souleva le cœur, étouffant toute autre sensation.
Il touilla le mélange gluant, l’épaisse bouillie pâle avait dépassé de loin sa date de péremption mais, en la rediluant, elle pourrait encore jouer le rôle qu’il lui destinait, celui d’adoucir le vert sombre dont il avait enduit la face intérieure des feuilles de plastique destinées à l’Arbre. Celles-ci finissaient lentement de sécher, dans l’air trop humide, alignées sur une toile grossière étendue à même le sol.
Une quinte de toux faillit lui arracher des mains le bâton empoissé. Il l’essuya sur un chiffon, puis réajusta le couvercle sur la boîte, d’un coup de poing. De toute façon, les feuilles n’étaient pas prêtes, et il peindrait demain, durant ces heures trop brèves où un soleil fragile parvenait enfin à percer l’épaisse brume qui engluait invariablement les fins d’après-midi.
Dans la lumière malade, ses yeux douloureux s’usaient vite, d’effectuer des travaux aussi minutieux, sans doute brûlés par la brume corrosive. Découper une à une les feuilles sur une pierre plate, au couteau, avait constitué une terrible épreuve de concentration visuelle.
Lord se leva alors, doucement, mesurant ses efforts, afin d’éviter la suffocation dans l’air rare. Le taux d’oxygène devait être très faible, mais il ne disposait d’aucun moyen scientifique pour le mesurer. Cependant, il s’était un jour astreint à ne plus faire de feu, malgré le crépuscule permanent, un geste dérisoire à la logique confuse, sans doute pour préserver son capital d’air respirable, ou ce qu’il restait de bois pourri.
Lord sortit retrouver l’Arbre, le seul d’apparence saine dans la forêt mourante, malgré l’absence provisoire de ses feuilles. Pour la plupart, les autres troncs ne s’écrouleraient pas de suite, du moins si le vent ne revenait pas. Ils resteraient juste là, inertes comme des soldats blessés abandonnés sans soins sur un champ de bataille, sans espoir. Lorsqu’il s’en approchait en silence, comme d’un enfant miné par la fièvre, il osait à peine les caresser, très doucement, de peur que l’écorce cède et se détache, livrant au regard de façon obscène cette matière douceâtre, quasi spongieuse, qui débordait des craquelures irrégulières.
A mi-parcours de la pente, Lord s’autorisa une courte halte, haletant, déjà épuisé d’être debout. Il s’était imposé à lui même cette contrainte harassante, d’avoir à porter aussi loin ses quelques outils, mais surtout les longues tiges métalliques rouillées et flexibles, qui lui sciaient les épaules à chaque oscillation, en plus de seaux par dizaines, d’eau, de sable, et de poudre grise.
Mais cet Arbre-là, il avait tenu à le construire — non, à le faire pousser, aimait-il penser — sur un renflement de terrain visible de loin, même si ce n’était en fait qu’une vague colline, dans l’absolu, la seule qu’il était encore capable de gravir.
S’ils revenaient, un jour, ils le découvriraient plus facilement.
* * *
Lord reprit lentement son souffle, adossé au tronc puissant, tentant d’oublier le contact glacé du béton sur ses omoplates. Une perle de sueur roula sur son front, poursuivit sa route sur un sillon de sa joue creusée. Avec les rares matériaux disponibles, il s’était avéré impossible de tricher, d’imiter la chaleur, et la rude douceur du bois vivant. On peut dessiner, raconter, sculpter la vie, en copier les apparences, mais pas la créer de ses mains. Et pourtant, une vague confuse de fierté le soulevait, parfois, lorsqu’il caressait du regard le grain brutal, les nœuds galbés, et toutes ces nobles irrégularités de la surface de béton peint.
Sur un béton encore frais, il avait procédé par moulage de fragments d’écorce, prélevés sur des arbres affaissés sous leur propre poids, rongés à cœur par le mal. Il finissait l’ouvrage à la main, reconstituant les lignes de bois manquantes, entre les plaques, de la pointe du couteau ébréché, comme s’il comblait les vides d’un puzzle. Mais il souffrait de son impuissance à conjurer la mort lente des derniers troncs, bien trop pour dépouiller ceux encore sur pied de leur ultime bouclier. Il ne pouvait plus rien pour ceux-là, et il le savait.
De l’est crépusculaire déferlaient sans cesse de nouveaux lambeaux de brumes grises, tels des troupeaux sans guide. Alentour, la forêt irréelle se muait alors en un cauchemar ancien infiniment répété, à l’image d’une aberration optique, qu’il aurait pu chasser rien qu’en fermant très fort les yeux, ou en secouant violemment la tête, pour en chasser les miasmes putrides.
Lui même n’était-il pas touché par le mal dont la brume était l’unique forme matérielle, et la seule preuve quasi palpable ? Sa peau desséchée, ses yeux brûlés, sa faiblesse permanente, irritante, la lenteur maladroite de ses mouvements, et sa respiration s’accommodant mal d’un air visqueux et rare, comme vidé de sa substance; tout cela constituait-il la liste des symptômes d’un mal incurable qui comme pour les arbres, liquéfiait sa chair, sous l’écorce de sa peau blême ?
* * *
Aux premiers jours, après avoir recherché en vain des compagnons d’infortune, Lord s’était d’abord renfermé sur lui même, comme une plante asphyxiée. Puis, peu à peu, il s’était éveillé, et pénétré de l’immensité de sa mission. Il était seul, seul ! A lui seul incombait donc de délivrer le message, et perpétuer toutes ces images d’une vie évanouie, qu’il avait en mémoire.
Il avait d’abord rêvé trop grand, en faisant le projet fou de tracer dans la plaine des ruisseaux aux courbes porteuses de messages, ou de mots d’amour, destinés à un observateur lointain. Il avait imaginé de vastes champs de fleurs, qu’il aurait peintes une à une de couleurs éclatantes, afin de conjurer tout ce gris alentour, il aurait aussi voulu mettre en chantier — non, planter ! — une forêt imputrescible dans laquelle il cacherait une véritable cascade, conçue et bâtie de ses mains, aussi vivante qu’un animal, aussi bruyante que la vie.
Mais le mal était en lui, avec cette fatigue, et cette langueur irritante et omniprésente qui le ralentissait, lui, ses gestes, et jusqu’à ses pensées, parfois. Ou était-ce seulement l’horloge du temps qui s’était emballée, et qui s’appliquait à rétrécir un peu plus chaque jour le champ des tâches encore envisageables ? Pourtant, il fallait au moins qu’existe une trace, et que survive l’Arbre, sur la colline. Au moins celui-là, au moins un.
* * *
Sans préavis, un nouveau vertige lui coupa les jambes. Pour éviter de s’écrouler dans l’humus stérile, à l’apparence de boue, Lord enlaça d’un geste désespéré son Arbre inachevé, comme on étreindrait une femme adorée, mais indifférente. Et si froide.
Le brouillard irrespirable s’épaissit encore alentour. Lord pria, les lèvres collées contre la surface rugueuse. Pour qu’ils se rendent compte, pour qu’ils sachent, au moins, ce qu’il avait tenté de faire, et ce qu’il achèverait, peut-être, avant qu’ils reviennent.
S’ils revenaient un jour...
Copyright © 2007 by Jean-Michel Calvez