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Poème pour Emma

par Jean-Michel Calvez

English translation


Jimi enjamba le garde-fou de bois et, de là-haut, frissonnant, il huma la nuit calme. Il pensait à Emma, et il était bien. Il saisit, au fond de sa poche, son carnet vert pistache et son stylo fuseau. Coup d’œil à droite, à gauche... Pas une moustache de chat aux alentours.

Éclairé de l’intérieur par un sourire très doux, il sauta résolument dans la nuit, les yeux fermés, et se retrouva sur le trottoir de la ruelle en contrebas, rudement secoué. Tout en massant sa cuisse meurtrie par le choc, Jimi sourit à la lune ronde, se releva, ébouriffa ses cheveux fous, puis adressa un clin d’œil évaluateur à la rampe qui le surplombait de trois bons mètres.

Et Jimi ouvrit son carnet, éclairé par un sourire radieux.

Surgi de la pénombre environnante tel un diable de sa boîte, le gendarme le considéra de toute la hauteur du sourire féroce qui redressait ses moustaches en guidon de vélo :

— Hep, vous, là, oui, vous, que faites-vous, embusqué dans un coin sombre ? rugit-il, péremptoire. (Puis, se ravisant : ) Est-ce là un lieu adéquat, et une heure pour lire ?

— Mais... je ne lis pas, monsieur, j’écris. Je suis écrivain, ou poète si vous préférez. C’est mon métier.

— Hum, je vois. Poète, hein ? Eh bien, le mien, de métier, c’est de faire circuler ceux qui n’ont rien d’honnête à comploter ici, à une heure pareille. Iriez-vous me soutenir que les trottoirs de notre ville sont un lieu convenable pour écrire ?

C’est ma foi vrai, admit Jimi pour lui-même. Mais, s’il fallait expliquer au bonhomme qu’il lui fallait sauter, un choc, ou une chute, afin d’ouvrir sa mémoire et d’écrire un poème, ou le début d’un chapitre, ils y seraient encore demain matin...

Jimi avait décidé d’acheter un collier pour Emma. Jimi aimait déjà Emma à la folie, depuis qu’elle lui avait offert un cadeau, un sourire secret, que personne d’autre que lui n’avait eu le temps de capturer. Et il lui offrirait bientôt le plus beau collier, celui en or, qui était dans la vitrine de la grande avenue, celui avec les deux mains entrecroisées. Alors, elle l’aimerait, et il l’aimerait, pour la vie, aussi sûr que personne ne pouvait séparer deux mains d’or enlacées.

Mais il coûtait vertigineusement cher, ce collier-là ! Au moins quatre-vingt-dix-neuf poèmes ; quasiment un roman, pour autant que monsieur Kindermärchen, le libraire, accepte de tous les lui acheter. Il y faudrait donc du temps, beaucoup de temps...

Alors, Jimi sautait, souvent, du haut des ruelles en lacet de la petite ville accrochée sur le bord de la colline. Il était fatigué, il avait mal au dos, aux jambes, au cœur aussi, à cause de toutes ces secousses... Mais, à chaque fois, il lui naissait un poème, ou un conte merveilleux. Comme une cassette emplie de pièces d’argent, qui libérerait par une fente invisible ses trésors secrets, un à un, dès qu’on la secoue un peu trop fort.

Jimi avait découvert ce don par hasard, un jour où Ludwig l’avait poussé, par mégarde, dans le jardin du père VanHobst. Allongé dans la terre humide, parmi les salades craquantes embuées de rosée, il avait oublié Ludwig, et sa douleur, et le monde entier... puis il avait fouillé fébrilement ses poches. Vite, un crayon !

Et de plus haut il sautait, et plus il se faisait mal, parfois, et plus le poème était beau, et plus monsieur Kindermärchen lui donnait d’argent. « Jimi, tu es fabuleux, unique, lui avait-il dit un jour. L’éditeur sera content, et les lecteurs vont se l’arracher, vraiment. Mais, tu boîtes, que t’est-il arrivé ? »

Monsieur Kindermärchen ne savait rien de son secret. Personne, surtout pas Emma, bien sûr, ne connaissait le secret de Jimi. Pour tout dire, Emma connaissait à peine Jimi et ne lui avait jamais parlé. Elle lui avait seulement souri, une fois, alors qu’un peu sonné, il était sur le trottoir et qu’elle lui avait presque marché sur la jambe avant de l’apercevoir. Jimi avait été ébloui, pour la vie. Son stylo fuseau avait chuté sur le pavé.

Un jour, Jimi eut presque assez d’argent. Il s’arrêtait souvent devant la vitrine, froissant dans sa poche les billets qu’il y avait mis de côté, cachés sous son mouchoir à carreaux. Mais il n’osait pas aller voir Emma, lui parler. Pas encore, non, pas sans un cadeau à lui offrir. Elle habitait une chambre, au second étage d’une vieille maison de pierre aux fenêtres fleuries comme des yeux maquillés de rouge et de vert.

Or, de là-haut, on devait apercevoir l’église, certainement. Jimi était si fatigué. Mais plus il le voyait dans sa vitrine, ce collier, et moins il supportait d’attendre plus longtemps, de toujours attendre. Il fallait, oui, très vite, il fallait que monsieur Kindermärchen lui donne de l’argent, encore un peu. Car il y était presque, très peu d’argent suffirait, désormais, le collier était à sa portée.

Un soir, sous les premières étoiles qui s’allumaient, il sauta de la ruelle des Démons, près de la porte des Tire-laine, en pensant très fort à Emma. Peut-être sa tête heurta-t-elle une pierre mal scellée ou dépassant du mur ? Qui peut le dire. Toujours est-il qu’il se réveilla alors que toutes les étoiles étaient allumées et qu’il avait bien trop mal dans sa tête pour écrire, et... et il y avait toutes ses affaires, aussi, étalées sur le froid du pavé ! Il ramassa son stylo fuseau, trois noisettes, une boîte d’allumettes qui contenait sa collection d’ailes de libellules, sa flûte à deux trous, deux plumes de canari, le carnet pistache, un mouchoir à carreaux et juste dessous, bien entendu, son... son argent... Son argent ?

Où ça, son argent ? Où était-il passé ? Le collier... Emma ? envolés ? disparus ?

Jimi s’était évanoui, mais guère plus d’une minute, selon lui — ou quelques secondes ? Et le vent, ou quelqu’un d’autre, avait emporté les billets... ou peut-être son collier, il ne savait plus très bien. Désemparé, il erra par les ruelles désertes : « Vous n’auriez pas trouvé un collier, par hasard ? suppliait-il comme on prie, implorant le ciel, et les ombres de portes fermées. Ou des billets, avec les... euh, les deux mains croisées, comme ça, en or, vous voyez ? »

Silence. Rien. Personne. Du vent.

Il ne pourrait attendre plus longtemps. Emma pouvait s’en aller, se lasser... l’oublier ? Écrire, oui, voilà, il devait écrire ! Le plus merveilleux des contes, le plus beau de tous. Cette nuit même ! Et, dès demain matin, monsieur Kindermärchen lui donnerait assez d’argent pour, enfin, acheter le collier. Tous les lecteurs se l’arracheraient. Emma... Les mains d’or enlacées !

Espérant, rêvant à voix haute, heureux déjà, de ce cadeau qu’il allait enfin lui offrir, Jimi marcha plus vite, d’un pas léger, et arriva bientôt sur la place de l’église, face à la maison de pierre aux fenêtres bordées de fleurs. Le plus merveilleux des contes ! rêvait-il encore, tout rayonnant de bonheur retrouvé. Et le plus beau collier ! ajouta-t-il, tout en levant les yeux vers sa fenêtre à elle, puis vers le clocher d’ardoises luisantes qui surplombait la petite place pavée, juste en face.

Pour elle, pour Emma.

Il lui sourit, dans le vide.

Sortant de sa poche son stylo fuseau et son carnet pistache, Jimi poussa fébrilement le lourd battant de chêne et, le cœur battant comme un moteur, il entra dans l’église silencieuse, hésitant presque, à cause de tout ce bruit qu’il faisait. On y voyait à peine, à l’intérieur. Mais le clair de lune, derrière le grand vitrail du chœur, auréolait de rouges et de verts l’entrée discrète de l’étroit escalier en colimaçon qui menait au clocher. Très haut.

Les marches étaient humides sous son pas léger, aérien, presque.


Copyright © 2007 par Jean-Michel Calvez

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