Floozmanby Bertrand Cayzac |
Table des matières |
Chapitre II : Floozman et la vieille dame |
Chant de la vieille dame
Tous ceux que j’ai connus sont morts Les rues retiennent leur tracé Le ciel s’est sûrement transformé Leurs enfants y sont occupés Libère-moi de cette errance |
- Une chanson ! Comment est-ce possible ?
Maïté est une vieille femme fatiguée. Sa chevelure rousse encore vivante tombe toute raide sur ses petites épaules. Elle se maquille et sort de sa maison sombre et crasseuse. Elle cligne des yeux. Dehors la ville parle une langue inconnue, des signaux électriques escaladent les angles les moins naturels et la couleur du ciel est altérée.
Naguère, elle reconnaissait encore des visages dans le tumulte, quelques-uns de sa génération. Puis la mort les a emportés et le souvenir du passé s’en est allé avec eux, ne subsistant plus que dans sa mémoire. Elle va chargée de l’ancien temps comme une pile, sans pouvoir rien en dire, riche d’une monnaie qu’elle ne peut plus échanger.
Son corps se dégrade, sa parole s’appauvrit et les gens se détournent d’elle. Malgré la honte, elle va au-devant d’eux pour ne pas sombrer : une course, une démarche, une bribe de conversation volée au seuil d’une boutique.
Au bout du chemin ne se profilent plus que la démence et la mort. Alors, dans un élan, un soir, Maïté courbe la nuque se met à prier. Sa prière s’envole lentement comme une petite mésange maladroite et rencontre des émanations mystérieuses liées à la présence de Floozman dans ce monde-ci. Enfin, la prière lui revient mise en mots et s’envole à nouveau forte d’une vitalité nouvelle.
Dans la cabine du distributeur, Fred Looseman ouvre les yeux. La vision s’estompe comme son téléphone sonne.
- Oui, je l’ai vue. Une vieille dame seule, dans une petite ville.
À son bureau, Mlle Marinella se retourne pour regarder au-delà des toits.
- Faites attention à vous !
Aussitôt, les Floozboys l’emmènent jusqu’à la maison de Maïté. Elle habite dans le quartier de l’église, au centre d’une bourgade entourée de banlieues nouvelles. On distingue une campagne rectiligne, très loin dans les trouées du paysage.
Floozman sonne. Beaucoup de temps s’écoule. Floozman et les Floozboys regardent passer de petits nuages lumineux dans le ciel bleu électrique. Enfin, Maïté ouvre la porte.
- Bonjour ?
- Bonjour, je suis Floozman et je viens vous délivrer !
- Pardon ?
Un Floozboy calcule rapidement Maïté en réalité enrichie à travers ses lunettes décisionnelles connectées aux Floozfiles Internet. Il intervient à temps pour rompre le silence qui s’installe.
- Nous sommes les petits-fils de Maurice Desmaisons. Le Fonds Monétaire International a envoyé mon frère en mission près d’ici et nous voulons en profiter pour prendre de vos nouvelles.
- Maurice ! Il passait des journées entières chez nous quand j’étais petite... Mon Dieu... Vous ressemblez à sa mère. Mais je ne peux pas vous faire entrer, la maison est toute en désordre...
- Notre grand père nous a parlé de votre jardin, nous aimerions le voir et prendre quelques photos. Nous avons des rafraîchissements et, ah oui, nous avons aussi un petit cadeau pour vous.
- Ah. Je suis étourdi. Floozman sort un petit paquet enrubanné de sa poche et l’offre à Maïté.
- Oh, merci... Eh bien, entrez. Ne faites pas attention à la saleté.
Pendant que Maïté et Floozman passent au jardin, les Floozboys déchargent plusieurs caisses de la Rolls Royce sous l’œil des voisins.
Un peu plus tard, Floozman et Maïté prennent le thé sous un saule.
- Ne vous inquiétez pas, les garçons bricolent un peu, pour aider...
Derrière eux, à travers une haie de lauriers roses, on perçoit une grande agitation. Des jardiniers s’activent. Déjà, les allées sont dégagées et les buissons peignés. Des pensées multicolores recouvrent les plates-bandes et les tonnelles ruissellent de lilas charnus. Des couvreurs vêtus de bleu marchent contre le ciel profond.
Maïté s’endort dans les coussins chamarrés qui garnissent son grand fauteuil. En longeant la maille irisée que tressent les jets d’eau, un homme s’approche de Floozman.
- M. Floozman ? Bonjour, je suis l’architecte.
- Bonjour. Asseyez vous.
- Bien. J’ai étudié les plus belles maisons de la région, celles qui sont restées à peu près intactes et celles dont il nous reste une trace. Cette maison-ci est très simple, on ne peut pas faire grand-chose sans la modifier en profondeur... Par ailleurs, dans ce type de bourgade, personne n’a jamais développé ni importé de véritable style. En vérité, M Floozman, ces maisons sont quelconques...
- Peut-on éliminer ce qui est laid ? demande Floozman presque anxieusement.
- Eh bien, voilà une vraie question... On peut certainement augmenter les volumes, supprimer des couloirs, faire pénétrer un peu plus de lumière tout en respectant la cohérence de la maison... Le danger de cette approche est la nouveauté, voyez-vous. Nous pouvons éviter le style contemporain mais nous risquons d’élaborer quelque chose qui n’a jamais été fait et qui ne correspond à rien, si vous voyez ce que je veux dire...
- Pouvez-vous regarder les photographies de Mme Maïté ? Celles de son enfance, quand ces maisons vivaient. Peut-être y trouverez-vous de la matière ? Peut-être souhaiterez-vous également parler avec elle lorsqu’elle se réveillera. Elle vous dira ce qui est beau... — Floozman réfléchit un instant puis ajoute — ... et de cette manière, peut-être verra-t-elle de nouveau la beauté. Enfin, je veux dire que ça lui fera plaisir.
- Entendu...
- Eh puis, ne restons pas bloqués : faites les décors nécessaires pour restituer l’atmosphère de ses souvenirs... Faites du trompe-l’œil s’il le faut ! Cette dame n’assistera pas à d’autres représentations dans cette vie...
Floozman est debout. Il se rend compte qu’il s’est emporté. L’architecte prend des notes...
Pendant ce temps, sur le perron, un Floozboy s’entretient avec deux hommes du village. Comme Floozman s’approche, un second Floozboy lui fait signe de s’éloigner.
- Non ne vous mêlez pas de cette discussion, c’est trop dangereux.
- Mais de quoi s’agit-il ?
- Des représentants de la Mairie et de la sous-préfecture. Ils veulent voir les papiers des ouvriers. Et puis il y a eu des plaintes des voisins, au sujet du mur. Rien de grave.
La conversation s’échauffe, on l’entend maintenant depuis le jardin:
- Tous ces ouvriers, ils arrivent par hélicoptère d’on ne sait où ! Pourquoi ne voulez-vous pas consulter les artisans d’ici ? Et la petite dame qu’est-ce qu’elle en pense de tout ça ? Vous êtes des parents ? Nous voulons lui parler.
- Bien sûr... Je vais voir...
Comme Maïté s’avance à petits pas en direction de l’entrée, Floozman la prend doucement par le bras et l’accompagne.
- Je suis assez fort maintenant, murmure-t-il. Un instant plus tard, ils apparaissent sur le pas de la porte dans la lumière de midi.
- Bonjour Messieurs, je suis Floozman ! Je suis riche. Immensément riche. Ces gens travaillent pour moi, ils sont également mes avocats. Mme Maïté est notre amie. Nous sommes venus la délivrer.
Les deux fonctionnaires se regardent.
- Que voulez-vous dire ?
- Peu importe. Je me propose de racheter les maisons du quartier. Je ne discuterai pas leur prix. Je les rénoverai entièrement et il y aura du travail pour tout le monde. Faites-le savoir dans la ville.
- Mme Maïté ?
- Oui, oui... Tout va bien, tout est bien pour moi, ils sont très gentils... Ils connaissent le petit-fils de Maurice Desmaisons, ajoute Maïté d’une voix chantante, en faisant un petit geste d’apaisement.
- En ce qui concerne le mur, je vous laisse poursuivre avec mon équipe juridique. Elle nous aidera à trouver une solution, conclut Floozman en retournant dans la maison avec Maïté.
- Et maintenant, il faut marier quelqu’un ! Lui dit-il en fermant la porte.
* * *
La Rolls s’arrête devant la grille de la maison de retraite. Floozman et Maïté en descendent, suivis de deux Floozboys. Floozman se penche pour débloquer le portillon et prend place près d’une fontaine silencieuse au centre de la cour. La journée pourrait être belle et quelques vieillards prennent le soleil.
-Vive la mariée ! s’écrie Floozman... Oui, vive les mariés et vive le mariage ! Il n’y a pas de plus belle fête. Tout ce vers quoi nous tendons se manifeste dans la célébration du mariage. C’est pourquoi je vous convie tous à boire à la coupe de l’amour ! Vous serez tous invités! Vous serez tous invités aux noces éternelles !
- Maintenant, avec la permission de la direction, ces garçons de piste vont vous remettre un million de millions de dollars chacun, sans contrepartie, et vous offrir leurs services pour vous préparer à la fête. N’hésitez pas à leur dire tout ce qui pourrait vous faire défaut, tout ce qui pourrait ternir votre joie.
- Mais, quel mariage ? Demande une dame. Qui se marie ?
- Je ne peux plus marcher, encore moins danser ! dit un petit être livide et asexué.
- Ma petite-fille aussi va se fiancer, je crois... dit un homme aveugle.
- Mesdames, Messieurs... Je vous en prie, reprend Floozman, laissez l’idée faire son chemin. Laissez l’évènement se déployer et voler au-devant de nous vers l’avenir... Venez dès que vous serez prêts.
À cet instant, un couple d’adolescents en motocyclette passe dans la rue. Le garçon est penché sur le guidon, tendu vers une idée de vitesse. La fille se tient gauchement plaquée sur son dos, ses talons sales et dorés dangereusement pointés vers l’intérieur de la roue. C’est une apparition chargée d’énergie, nimbée de rêves fuligineux.
- Nous pourrions marier ces deux-là, propose Floozman.
- Ils sont beaucoup trop jeunes dit la petite vieille, laissez-les donc vivre un peu. Ils ne resteront pas ensemble et ils le savent bien.
- De toutes manières, ils finiront par mourir répond Floozman. Et peut-être sont-ils déjà morts et se sont-ils retrouvés...Leurs âmes sont peut-être plus vieilles et rassises que les nôtres...
- Ce n’est pas une bonne idée. L’interrompt un Floozboy, visiblement irrité.
La mobylette se fait de nouveau entendre puis son moteur s’arrête, tout près. Les deux enfants pénètrent dans le jardin côte à côte, le casque à la main. La fille s’adresse à Floozman :
- Monsieur, nous avons entendu parler de vous. Je ne sais pas comment vous le demander, mais il faut nous aider...nous devons quitter la ville.
- Comment vous appelez-vous ? Et que se passe-t-il ? Asseyez-vous et prenez le thé avec nous. Nous allons vous donner un million de millions de dollars.
- Je m’appelle Quitteria et lui c’est Basile.
- Vous êtes Espagnols ?
- Nos ancêtres sont de la Manche. Ecoutez. Basile s’est évadé de la maison de redressement ce matin. Il m’a dit : il faut partir tout de suite. Il ne faisait pas encore jour...Mes parents ne veulent pas que je le voie, mais nous nous aimons. Si nous restons ici, ils nous rattraperont. Ils nous sépareront et nous ne nous retrouverons plus jamais. .
- Non, non. Dit Floozman en souriant. Prenez ce million de millions et roulez sans dormir jusqu’au Rio Grande, jusqu’à la côte. Prenez des cargos, des avions. Passez des cols. Prenez des drogues. Réveillez-vous dans la cité faite de lumières.
- Merci. Mais on va se faire serrer, interrompt Basile. Nous ferions mieux de nous cacher pendant un moment.
- Prenons-les dans l’équipe, au moins pendant le mariage. Nous allons les maquiller, propose un Floozboy.
- Ouais ! Reprennent les autres Floozboys en commençant une danse.
- Prenez-les dans l’équipe ! Crie une petite vieille en écho.
- Prenons-les dans l’équipe ! dit Floozman. Le mariage aura lieu ce soir ! Allez porter la bonne nouvelle au Café du Centre et dans le marché pendant que j’informe Mme Maïté.
* * *
Floozman retourne dans la constante pénombre du petit salon où se tient Maïté. Des mèches de cheveux blanc-bleu décolorés émergent des fauteuils crapaud qui lui tournent le dos. Des mains chenues reposent sur le dos des accoudoirs. Maïté a de la visite.
- Bonsoir Mesdames...
- Bonsoir !
Dans un mouvement fluide et magique, les deux hôtes se retournent et ne se retournent pas vers lui tout en découvrant dans un même rire des dents blanches et pures comme le troupeau de brebis du cantique. Ébloui, Floozman fait face à deux vives jeunes filles vêtues à la mode d’avant-guerre. Du fond de son fauteuil, Maïté lui sourit ingénument.
- Je suis Clara.
- Je suis Véra.
- Nous venons pour le mariage. Nous sommes de très vieilles amies de Maïté. Nous ne nous sommes pas vues depuis très longtemps.
- Depuis notre mort, en fait, mais Maïté ne s’en souvient plus !
- Ou bien elle s’en moque ?
- Bienvenue, dit Floozman — très cool — mais je n’ai pas encore vu les mariés. À moins que les deux enfants...
- Ces enfants-là iront dans l’espace, dit posément Clara en se glissant devant le miroir sans susciter aucun reflet. Et leurs enfants seront tels que je ne peux les décrire avec les mots d’aujourd’hui. Ils ne seront plus humains, voyez-vous M. Floozman.
- Ils ne se marieront pas. Ils ne verront pas de mariage. Ils ne verront pas d’enterrement non plus car il n’y aura plus de terre sous leurs pieds ajoute Véra.
- Plus une motte ! dit Clara en faisant claquer les syllabes pour rire. Ils sortiront du système solaire. Et nous, qui ne sommes jamais allées à Paris, dans ce monde-ci !
- Est-ce que mon argent les aidera ? demande Floozman
- Je ne sais pas. Ils ne pourront ni acheter ni vendre pendant des générations. Je ne sais pas ce qui les aidera. Ou bien je sais, mais c’est un secret.
- Ni l’argent, ni rien ? Les livres ? Les souvenirs ? La trace des souvenirs ? Les idées ?
- Dieu seul le sait...
- Mais quel Dieu auront-ils ? Demande Maïté du fond de ses coussins. S’ils ne sont plus humains, seront-ils encore à l’image du nôtre? Reprenez donc un peu de thé.
- Le Dieu de l’univers ! Tranche Véra en lançant sa chevelure noire en arrière. Avez-vous une bible, Maïté ?
- Oh mon Dieu, oui, je crois... Maïté se dirige vers la bibliothèque en traînant des pieds...
A cet instant, un Floozboy s’approche du groupe :
- Excusez-moi, mais ça commence ! Il y a une foule au-dehors, toutes sortes de gens. Et aussi des journalistes. Il faut une animation.
- Bon. Organisez une procession et achetez vite un grand champ pour le mariage, répond Floozman. Là haut sur la crête.
Maïté revient et tend sa vieille bible de Jérusalem à Véra. À l’instant même où la jeune fille ouvre le livre, un cercle de feu se forme autour des maisons du quartier. On entend les cris de la foule étouffés et par-dessus le grondement des flammes, la voix de Véra devient pareille à un chant :
-Écoute Floozman ! Maïté, lisez. Commencez où vous voulez.
Et de sa petite voix claire, Maïté lit un passage. Les mots sont dans sa langue mais nul ne reconnaît leur sens, sinon confusément, à la lisière de l’esprit, là où parole et bruit se séparent. Maïté lit avec plaisir, puis avec jubilation. Soudain, elle s’écrie :
- C’est ça ! Mais ce n’est pas ça du tout ... je veux dire, ce n’est pas la Bible. Pas la même Bible !
- C’est la bible du futur. Telle qu’elle sera révélée aux enfants de ces enfants. Il y a aussi la vôtre, Maïté et celle de chacun de tes parents. Le verbe...
À cet instant, la sirène des pompiers retentit.
* * *
Pendant ce temps au poste de police, un jeune inspecteur se laisse aller lourdement en arrière sur le dossier de sa chaise.
- Je ne trouve rien, patron. Mais qui c’est ce type !
- Et la bagnole ? Et les billets ? demande le commissaire.
- La Rolls appartient à un avocat, rien à dire. Les billets sont bons, des coupures récentes mais rien à dire là non plus. Les cartes bleues sont tirées sur le compte du père de l’avocat qui est partenaire associé. Irréprochable.
- Nous devons comprendre avant d’alerter Paris. C’est pas possible autrement. Coincez-le comme vous pouvez. De toute façon, il va finir par faire une connerie...
-On fait quoi, alors ?
-Sortez ! Je préfère vous voir sur le terrain que sur vos ordinateurs.
Des portes claquent. On entend la sirène de police.
* * *
Sous l’œil des pompiers, Floozman et Maïté émergent des volutes de vapeur en riant, suivis par les deux jeunes filles. La maison est intacte, dorée et ruisselante.
- Tout va bien ! Lance-t-il à la foule dans laquelle vont déjà les Floozboys, répétant « ça va bien » tout en glissant des liasses de billets dans des mains molles.
Soudain, comme magnétisée par la chaude radiance des murs, la foule fait mouvement vers la maison.
À cet instant, la Rolls passe le coin de la rue et s’interpose.
-Montez, vite !
Aussitôt, des Floozboys déploient un canon à billets et projettent le papier-monnaie sur la foule qui se disperse instantanément pendant que Floozman et ses amies prennent la fuite. Au carrefour de la rue principale et du boulevard extérieur, un cortège funèbre leur cède le passage.
Maintenant, la Rolls s’échappe à travers champs. Derrière elle, les radios crachent et bourdonnent. En une colonne serrée, les renforts de police quittent la ville à toute allure. Autour d’eux, blés et maïs géants s’éveillent aux parfums du soir, indifférents, cosmiques, frémissants.
- Ils ont coupé par les cultures, jappe un jeune gendarme adepte de l’heptathlon.
- Comme dans ‘Bonnie and Clyde’! Lui répond sa coéquipière qui n’aime rien tant que es armes et les discussions sur la distinction entre police et gendarmerie.
- Qu’est ce qu’on fait ?
- On les rattrape par la D931, après le Super Semelles !
- Mais on le voit pas, le Super Semelles, normalement il est là !
En effet, l’horizon recule. La crête s’évanouit au loin, cédant la place à une immense plaine. A une vitesse fantastique, la route noire se prolonge à l’infini pendant que les silos à grain s’élèvent jusqu’à devenir de fantastiques tours aveugles dressées contre le ciel.
C’est l’heure à laquelle la fille du riche cultivateur se fait belle pour aller en ville. Les vers luisants cryptent autour de sa maison un paisible message adressé à son père. Il dit : « toi qui vit dans un repli du temps, toi qui a conduit des troupeaux avec le vieux Maudru, laisse-nous je t’en prie l’usage d’un chemin. Laisse-nous déjouer les puissances du jour... »
Soudain, Floozman apparaît au milieu d’un champ de blé. La colonne s’arrête et se déploie le long du talus après un temps de coordination. Les policiers sortent de leurs automobiles et braquent leurs armes sur lui.
La haute silhouette marche vers eux. A chaque pas, elle se dédouble de sorte que chaque policier se trouve rapidement confronté à Floozman.
- Arrêtez-vous ou nous tirons ! Première sommation! Crie le lieutenant.
- Vous avez franchi la frontière de l’état ! Annoncent les Floozmen.
- Arrête....Euh. Arrêtez vos conneries !
- Vous êtes dans un état second, cessez de nous poursuivre.
- Vous êtes en état d’arrestation ! Ne bougez plus !
- La seule solution, c’est de mourir ? Fait un Floozman aux soixante dix huit autres.
- Qu’avons-nous fait de mal ? Demandent ces derniers à leur gendarme.
- Vous avez mis le feu à la maison de Mme Maïté ! Vous avez troublé l’ordre public.
- La maison n’a pas brûlé. Nous n’avons fait aucun mal. Nous n’avons retiré aucun profit de cette illusion. Répond paisiblement chaque Floozman. Maintenant que leurs yeux se sont accommodés à l’obscurité, les gendarmes voient la peau bleue et la robe d’avocat de l’infiniment riche qui se tient face à eux. Ils voient aussi sa prodigieuse beauté androgyne.
- C’est vrai chef, la maison est intacte.
- Et vos lois ne punissent pas l’illusionniste. Chaque Floozman fait un pas vers son policier. Les vers luisants et les crickets produisent maintenant une musique entêtante.
- Deuxième sommation ! Hurle le lieutenant. Les radios bourdonnent encore un peu. Malgré tout, les gendarmes se laissent approcher et prendre par le bras. Pire ! Les Floozmen les entraînent au cœur des blés, dans des directions différentes.
- Parlons un peu. Ou bien dansons une danse logique et juridique. Proposent les Floozmen.
La fille du grand cultivateur file sur la route au volant de sa décapotable. Au creux du champ et dans les bois au-delà, des couples étonnants dansent et devisent.
On croit que les constellations se voûtent selon la courbe de la terre mais il n’en est rien.
* * *
Pendant ce temps, dans le crépuscule, le petit groupe gravit la colline, suivi à distance par la foule. La brise gonfle le manteau de Floozman. Pendant un court instant, la motocyclette de Basile file sur la crête comme pour rencontrer l’étoile du berger qui monte dans le ciel indigo.
Au sommet, des femmes vêtues de noir tirent de longues nappes brodées du flanc des hélicoptères couchés dans les graminées. Des caisses de victuailles sont déchargées. Des hommes en débardeur entassent des tonneaux. Sur une pierre ronde, d’autres égorgent des bêtes et recueillent le sang.
Bientôt d’immenses brasiers éclairent le champ sur toute son étendue. Dans des tranchées fraîchement creusées rôtissent des agneaux et des bœufs entiers.
Des engins silencieux achèvent de ménager des terrasses dans le flanc du coteau. Aussitôt aplanies, ces alvéoles sont pavées d’or puis des tables de marbre y sont érigées. Des tentes de soie bleue sont déployées et parées de guirlandes fleuries où reviennent les insectes. Des oriflammes dansent dans le vent du soir. Pareilles à eux dans leurs corps de spectres élancés, Clara et Véra sont dans le ciel avec des diamants.
Complices, elles étendront toutes les bénédictions de ce monde là sur l’union de Quitteria et de Basile lorsqu’un peu plus tard ils s’étreindront dans les herbes sauvages, offrant aux pollens du soir la pâle douceur de leur peau nue.
La lune se lève.
- Regardez ! s’écrie Floozman en indiquant dix autres hélicoptères qui surgissent de derrière la crête tout parés de lumières. Les People arrivent !
- Oooh !
[Séquence prestige]
Valentino Enciennada et l’actrice Flora Dupont qu’il fréquente depuis peu descendent les premiers. Elle est nue si ce n’est le drapé Carfu en microfibres d’or translucides qui lui ceint les hanches tout en laissant voir sa toison pubienne colorisée par le décorateur néo-constructiviste Russe Lounar Chatsky. Valentino porte un smoking en plastique brut très décontracté.
Ils sont suivis par Cyntia Roquepy, très gaie en tailleur Pantin. Elle est venue seule mais elle s’est visiblement liée avec les frères Broom qui n’ont pas abandonné leur survêtement de tennis Primi. Ils se dirigent vers le Tivoli VIP où les attend un buffet provençal dressé par Boudiou lui-même.
Le second hélicoptère atterrit, la porte coulisse, oui ! C’est l’intrépide Indira Shopping qui repousse elle-même le lourd battant. Elle est superbe dans la corolle de sa robe cloche Zulfy. Malgré sa récente séparation, elle sourit aux photographes et on admire le courage de cette toute jeune femme trop tôt entraînée vers les cimes du cinéma... »
[Fin séquence prestige]
- Maïté. Lorsque vous étiez petite, vous aimiez le Rock’n Roll, n’est-ce pas ?
- Oh oui ! Je l’aimais.
-Je vous imagine dans la véranda. Vous aimiez sentir la voix d’Elvis emplir le soir lorsque les premières étoiles tremblaient au-dessus de la campagne apaisée. Vous attendiez votre amoureux qui tardait à venir tant la route était longue d’une ville à l’autre. De grandes langues de terre sombre les séparaient et la vibration chaude du chant semblait pouvoir s’étendre au continent tout entier. Un continent fertile, aussi plein de promesses qu’une immense planète inconnue. Il roulait vers vous dans le soir d’été les cheveux au vent et l’air avait une odeur de temps comme dans les vallées de mars certaine nuit.
- Elvis... Oh oui ! dit Maïté en frappant des mains.
- Aujourd’hui ces nuits n’existent peut-être plus matériellement dans l’univers. Mais leur écho affaibli se propage encore. Il subsiste notamment dans les nœuds du continuum qui correspondent au second foyer de toutes les ellipses que l’on pouvait former dans le même référentiel en prenant comme premier foyer les coordonnées spatio-temporelles du point auquel vous avez embrassé votre amoureux — sur la véranda ou bien au bas des marches, car vous êtes venue vers lui pour l’accueillir. Ces paquets d’onde sont en mouvement et, Dieu voulant, nous pourrons les capter et tenter de les matérialiser quelques instants, voyez-vous, Maïté...
À cet instant, la Voix se fait entendre. Un hélicoptère blanc est maintenant couché près de la scène, sa porte ronde ouverte évoque la fusée de ‘Mickey dans la lune’. Sur les écrans plasma qui dansent contre les constellations, Elvis apparaît dans son corps de gloire.
- Le fantôme d’Elvis !
- Maïté, dit Elvis en la regardant de partout à la fois. Nous sommes rassasiés de jours et nous sommes heureux. Je veux vivre avec toi dans la mort, et c’est ma chanson pour vous, ce soir reprend-il en s’adressant à la foule des invités.
Silence...
Silence...
- I wanna live with you trough the death.
La nuit vibre doucement et profondément, jusque dans les os. Maïté regarde Floozman droit dans les yeux en souriant. Elle l’étreint avec force puis s’abandonne dans ses bras.
- Je suis heureuse...
Ensuite, sans mot dire et sans se retourner, elle se dirige vers la scène d’une démarche légère, ses pieds nus touchant à peine l’herbe.
-And leave the grave far beneath
La flamme des brasiers dérobe la silhouette blanche de Maïté aux yeux de Floozman. Ou bien sont-ce les brasiers que Floozman aperçoit à travers le pâle spectre de Maïté ?
- You’ll be mine forever...
La voix se perd dans le bruissement de nouveaux hélicoptères qu’apporte une rafale de vent. La cime des arbres tremble. Autour d’un buffet croulant de victuailles les inspecteurs de police inquiets scrutent le ciel, une coupe de champagne à la main.
- La télévision arrive ! Fait un Floozboy
- La fête ! La fête ! Maintenant ! Répond Floozman
Aussitôt des instructions sont données. Elvis et les Floozboys enchaînent une reprise sidérale de «Jailhouse Rock ». Tranquille, Maïté attend dans un rayon de lune près du petit hélicoptère blanc.
La foule danse frénétiquement. Les Floozboys sont aux consoles. Le son devient solide et percutant dans les basses.
Soudain, un groupe de reporters parvient à se glisser auprès de Floozman.
- Floozman, vous êtes l’organisateur de cet évènement. Quel est le sens d’une pareille fête ?
- Floozman, personne ne vous connaît. Quand nous révèlerez vous votre visage ?
Une journaliste blonde d’un abord très professionnel demande :
- Le corps d’une vieille dame vient d’être trouvé de l’autre côté de la crête, qu’allez-vous faire ?
Floozman cherche une issue et s’aperçoit que le ciel bleuit à l’est. Les Floozboys tentent d’endiguer le flot des assaillants.
- Il faut, une équipe du matin. Il faut, ...il faut distribuer des drogues pour que les invités supportent le lever du jour. C’est beau ! Il faut les ramener vers les tentes et les divans...Le lever du soleil. Il faut... on a oublié le L.S.D, les poèmes ! Il est trop tard...
- Bonjour. Jérôme Dru du journal «Raviparty ». Comment obtenez-vous aussi vite les autorisations malgré le durcissement de la législation ?
Floozman a une vision de l’avenir immédiat. Des détritus jonchent le sol, les nappes sont maculées, la graisse des bêtes se gélifie dans les assiettes vides. Les visages sont marqués par la fatigue. La musique pulse indéfiniment, sans esprit. Plus loin, le corps digne et flétri de Maïté gît sans vie dans les graminées. Sa belle robe blanche étalée et ses bijoux témoignent de sa lutte contre l’âge. Il n’y a pas assez de vent dans les drapeaux, pas assez pas assez de pureté dans le jour, pas assez de grandeur... Il voit l’épaisse casse des titres dans le journal local.
Il se sent pris de nausées. Il distingue et analyse malgré lui chaque question des journalistes. Chaque énoncé se fraye un chemin jusqu’à sa raison électrisée. De multiples réponses se forment malgré lui, divisant le flot de sa pensée. Une part de son esprit calcule et pondère, il veut parler mais il n’est déjà plus lui-même. Un abîme s’ouvre au-devant de ces flots qui l’entraînent, toujours plus petit et plus faible, vers un aval brumeux...
Déjà les people repartent comme une nuée de moineaux. Des « roadies » et du personnel technique bousculent le petit groupe. On entend des sirènes de police.
- Combien coûte une fête comme celle-là ?
- Euh...
- Vite, les fumigènes... lance un Floozboy
Pscchhhhhhhh... À une vitesse saisissante, une brume verte engloutit la colline comme le font les brumes du Pacifique Nord. À travers l’épaisse fumée, dans la confusion, les Floozboys évacuent Fred Looseman.
L’instant d’après, un groupe de techniciens émerge inaperçu d’une trouée, les bras chargés de matériel. Seul Fred Looseman sourit.
Dans l’axe du soleil, un petit hélicoptère blanc s’éloigne et disparaît. Un reflet ardent forme une ellipse sur l’écran.
Copyright © 2008 by Bertrand Cayzac