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La Boîte à tabac de Tamerlan

par Diana Pollin

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1812, Un monastère en Bretagne

— Si je vous ai fait venir aujourd’hui, le vieil Abbé s’adressa au gentilhomme élégamment vêtu d’un costume noir et assis en face de lui, C’est parce que je ne pouvais pas faire autrement.

Méphisto fit un sourire et ouvrit un étui à cigare. « Je ferais bien d’en profiter avant que vous ne les mettiez à l’index pour toujours ! L’Eglise, cher Abbé, n’a jamais compris le concept du plaisir ».

— Il ne s’agit pas de débat philosophique, rétorqua le vieux prêtre. Je veux vous rappeler les termes d’un pari. Rien de plus, Rien de moins. Franchement.

— J’attends donc votre proposition . Nous trouverons bien une terre d’entente. Après tout, nous sommes des gentlemen et après cinquante années de conflit, pourquoi ne pas inaugurer un esprit de concurrence amicale, et, franchement, j’ai même envie de contourner les règles et vous faire une fleur.

Le vieil Abbé lui jeta un regard plein de méfiance. Malgré une certaine sympathie que le démon suave lui inspirait, il lui faudrait rester éternellement sur ses gardes et hélas ! Méphisto était éternel et lui, l’Abbé ne l’était pas.

— Ne croyez surtout pas me faire une fleur, comme vous le dîtes. Et vous vous accommodez trop facilement d’oublier tout ce que j’ai fait pour vous.

— Mais quelle témérité ! Et vous pensez à quoi, exactement !? demanda le démon. Il alluma son cigare en soufflant dessus.

— Pour commencer, la Malédiction du Parchemin, le Sorcier Chaldéen et...

— Alors là, je vous demande pardon ! Méphisto tira longuement sur son cigare. « Le Parchemin en effet ! Franchement si vous n’aviez pas dissout la Malédiction en vous servant du Talisman de Ninevé que je vous ai aidé à trouver dans le basilique de Saint Silas le Nomade, vous seriez en train de parler avec Baal en ce moment. Oui, Baal Monsieur Luxure à ma place ! »

Soyez honnête cher ami, vous n’êtes pas faits pour vous entendre. Et pour ce qui concerne le sorcier chaldéen, ôtez la barbe, la canne et les amples vêtements flottant dans le vent, vous avez un numéro de cirque de cinquième zone !

L’Abbé ne pouvait réprimer un rire moqueur. « Peut-être. Mais au moins, je vous ai épargné l’ignominie de sauter, transformé en bouffée de fumée mauve, à travers des cerceaux enflammés pendant tout le reste de l’existence du pauvre sorcier ! »

— Qui aurait été courte, je vous assure ! Le démon soulevait un sourcil. « Vous êtes un hypocrite cruel, vous ! Et si vous êtes en quête des vérités désagréables, j’en ai deux ou trois à vous proposer. Les Démons de Doute ? Cela vous dit quelque chose ? Qui les a fait retourner en enfer ? Vous n’auriez pas pu le faire tout seul. La Constitution Satanique, récemment remaniée selon le code Napoléon, contient des règles extrêmement contraignantes ...

— Mais calmez-vous, cher ami! Et s’il vous plaît, prenez soin de ne pas brûler mon siège avec vos cendres. Un peu d’humilité, même pour quelqu’un de votre statut altier (l’Abbé ne pouvait pas résister un ricanement). Et je ne peux pas trop insister sur ce point, n’essayez pas de détourner la conversation. Votre soi-disant proposition est mon véritable pari que j’ai gagné très légitimement et maintenant, il y a le diable à payer, façon de parler !

— Et en quoi consiste votre soi-disant pari ?

— En un mot, Panhadoré. La jeune et belle Marquise de Panhadoré. Une paroissienne dévouée, belle, diaphane...

— Cher Abbé, les faits ! Le démon fronça le sourcil. « Ou je pourrais être amené à croire que vous êtes amoureux d’elle. »

— Hélas ! moins cinquante ans et moins ma fidélité sans faille à notre Sainte Eglise, ou plutôt, à ma Sainte Eglise, j’aurais bien étudié la possibilité. Eh bien, pour revenir six mois en arrière... N’avez vous pas le souvenir que la Marquise fut très tentée de servir à son vieux mari un plat de champignons vénéneux ?

« Cette éventualité est devenue matière d’intérêt sportif pour nous deux. Vous m’avez informé de la préparation de ce plat fatal et du moment qu’elle a choisi de le servir, la Toussaint. Cela fut la base de notre jeu. Vous avez parié qu’elle accomplirait le geste et moi, qu’elle ne le ferait pas.

« Nous avons même échafaudé un petit scénario pour cette nuit fatale. Je devais me trouver près du manoir du Marquis et frapper à leur porte au moment du souper. Je ne devais ni manger, ni rester plus d’une heure et je devais prendre note de qui a mangé quoi.

« Après mon départ et en votre compagnie, nous avons vu la jeune Marquise, se sentant coupable de ses intentions meurtrières, sortir de la maison sous un temps le plus infecte et prendre la direction de la porcherie où elle a vidé l’assiette.

« Et bien,j’ai gagné ce pari et vous allez régler la dette. Et, que cela soit dit en passant, les prières de la Marquise furent tristement exaucées quand son mari, il y a trois mois, mourut de causes naturelles ».

Méphisto lui lança un regard du type « cela reste à voir » et lui demanda, « Que voulez vous que je fasse ? »

— Apportez-moi la boîte à tabac de Tamerlan.

— La boîte à tabac de Tamerlan pour un plat de champignons ! Vous y allez un peu fort, non ?

— Dettes de jeu, dettes d’honneur.

— Et en supposant que je sois d’accord, la localiser est presque impossible ! fit le démon en décrivant avec son cigare des lassos de fumée dans l’air.

— Pas de comédie, cher ami. Depuis que l’Evêque Mikael de Kent a élucidé l’Enigme de Hermès Trismegiste d’Alexandrie, au XIIIème siècle, l’endroit où se cache la boîte n’est secret pour personne. Elle est gardée précisément dans le monastère de Sainte Ephrosine en Russie qui est, j’ai le regret de le dire, sur le chemin de retraite de notre glorieux empereur. Vous savez qu’une armée en déroute se livre aux pillages les plus atroces ! Je crains que les soldats ne s’emparent de la boîte ignorant qu’elle renferme des forces terribles.

Scrutant sa manucure, Méphisto remarqua, « Je n’aurais aucune crainte à votre place. Si une vierge d’âge mariable ne l’ouvre pas, la boîte n’est qu’un banal objet de décor. »

— Oui, mais mon souci est que personne ne l’ouvre. Et qu’elle ne se trouve pas en mauvaises mains. Écoutez, cher ami, je n’ai pas longtemps à vivre, un mois ou deux, peut-être...

— Cela, je vous l’ai déjà entendu dire assez souvent. Le démon lui lança un dur regard.

— Et bien, pour cette fois, c’est vrai. Mes jours sont comptés. Je prépare mon passage vers un monde meilleur dans l’espoir...

— Je vais couper court à votre éloquence. Vous voulez que la boîte soit enterrée avec vous.

— Et bien, oui, l’Abbé fut obligé d’acquiescer.

Le démon maintint un silence pendant un long moment. Il tira à nouveau sur son cigare et fronça le sourcil. Un citoyen d’Enfer devait toujours apurer ses dettes. Et pour ajouter à son embarras, l’Abbé semblait anticiper son dernier argument.

— Une courte semaine vous suffirait pour gagner le monastère, habillé en Français ou même en Russe, repérer la boîte et l’amener ici.

— Une semaine ? Vraiment, vous êtes naïf.

— Oui, une semaine. Apportez-moi la boîte et l’ardoise sera donc essuyée. Et je pourrai mourir en paix.

* * *

Méphisto respectait son engagement et l’Abbé, le sien. L’homme de Dieu tomba malade et mourut à la fin du mois. Toutefois, son fantôme était soumis au principe de Nostradame qui obligeait l’esprit à rester près des restes mortels avant la mise en terre et l’ascension vers le Ciel. Donc, l’Abbé put profiter de la présence du démon encore quelques jours.

Dans une pièce derrière l’autel de la cathédrale, les paroissiens en deuil se défilaient devant le catafalque de l’Abbé. La Marquise frottant ses yeux d’un mouchoir en dentelle fermait cette triste colonne.

— Mais que faisait-elle tout ce temps !? fit remarquer l’Abbé au beau démon.

— Trop occupée à profiter de l’argent de son mari, comme toutes les veuves, dit Méphisto par-dessus son épaule.

Un long moment s’écoula. Toute seule dans la pièce, la Marquise s’avançait vers une table le long du cercueil portant des objets destinés à suivre l’Abbé dans la tombe. Personne autour et les morts sont, et bien, morts.

Un portrait d’une dame, sans doute la mère du défunt. Une petite image de la Vierge dans un cadre d’or. Un rouleau noué d’un ruban en soie. Et cette merveilleuse boîte ornée... Serait-elle chinoise? Un superbe travail de marqueterie!

Elle prit la petite boîte dans ses mains pour la rapprocher du grand cierge prêtant sa faible lumière à la pièce lugubre. Malheureusement pour l’Abbé, sa mort fut trop récente et le phénomène Wotan-Horus permettant aux fantômes de déplacer des objets n’était pas en place. Mais, la curiosité féminine chez la jeune veuve n’inquiétait pas trop l’Abbé.

Tout d’un coup, le démon saisit l’Abbé par l’épaule et cria : « Regardez ce qu’elle fait ! »

Horreur ! Des guirlandes puantes de fumées noires s’élevaient par-dessus la boîte. Une ligne de foudre traversait le ciel et la belle Marquise s’évanouit ! Elle regagna ses sens, referma la boîte d’un geste sec, et partit.

Le démon, à peine capable de contenir ses rires, dit : « Je ne voulais pas vous le dire, cher ami, mais le Marquis, son feu mari préférait ... »

— Cela ne nous regarde pas ! répliqua l’Abbé rongé par la colère. « À présent un grand malheur s’abat sur nous et nous devons redresser la situation ! »

— Parlez pour vous-même !

— Il faudra des siècles et cela doit passer obligatoirement par une quête pour le Saint Graal actuellement entre les mains de la Prieuré de Sion ou peut-être, me tromperais-je, gardé par l’Ordre des Chevaliers Hospitaliers de Saint Jean du Temple. Les deux sont en âpre conflit. En attendant, tout ce qui nous reste, c’est l’espoir.


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