Floozman sauve un techde Bertrand Cayzac |
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Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.
Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.
En quittant l’écran des yeux, il se souvient qu’il est seul. Sa conscience agitée se retire progressivement des arborescences du programme et reflue vers l’environnement immédiat : la salle de réunion aux tristes cloisons beiges, son faux plafond blanc quadrillé d’acier poli et ses tables plastifiées arrangées en rectangle.
Il tente de respirer mieux. Retourner dans le programme pour vérifier pas à pas le cheminement d’une télécommunication sortante ou bien aller fumer une cigarette ? Un sentiment de dégoût diffus est attaché à cette dernière idée. Le parking est loin, il fait sûrement déjà nuit et il n’a toujours pas réussi à cerner le problème.
La perspective de relancer un test lui donne la nausée. Il lui va de nouveau falloir accommoder sa vue aux signes alignés dans les fenêtres de l’ordinateur, revêtir le harnais de la logique et forcer son esprit dans l’intelligence des minuscules emboîtements de fonctions qui composent le logiciel de démonstration.
Que fait-il là ? Comment est-il arrivé précisément là ? Il lui semble ridicule de ne pas pouvoir se débarrasser de cette lancinante question.
Il se prend à songer à toutes les choses qui se trouvent également là, avec lui, à cet instant. Il se représente l’ordinateur, toute la matière prise dans cet objet complexe, travaillée par couches d’atomes et canalisée en flux électroniques.
Sa vision embrasse tous les objets alentour, jusqu’aux montants d’acier de l’armoire, jusqu’aux ténèbres qui règnent à l’intérieur des coulées de métal refroidies et contraintes dans leurs formes fonctionnelles. Il traverse en esprit l’épaisseur des murs de béton qui le séparent du vide, saisi de compassion pour les petits cailloux inclus dans le bloc pour des éons. Peut-être ne recevront-ils pas la lumière avant que l’univers ne se rétracte suffisamment pour faire fondre la terre...
Comme d’habitude il ressent un grand accablement à la pensée de tant d’efforts cristallisés. Le dessein des constructeurs et des architectes sans lequel cette situation improbable ne saurait être n’est plus qu’une langue morte. Qu’adviendra-t-il si la sidération le gagne alors qu’il ne reste que lui pour donner un sens aux choses alentour ?
Dépression, songe-t-il en sentant filer le temps. Un diagnostic clair et sûrement juste. Du point de vue de quelqu’un de sain et de professionnel, ce qui se joue là concernerait simplement et sans nul doute le retard pris dans la préparation d’une démonstration de multiplexeur inverse, au risque de compromettre la vente de dix équipements (un million et demi de dollars).
La sonnerie grêle du téléphone le tire de sa rêverie. C’est un méchant téléphone filaire brun posé sur une pile de manuels (modèle S63).
C’est Normand.
— T’en es où ?
— J’ai toujours pas reçu la version 6.0.4 du mux. J’essaie d’adapter le logiciel de démonstration pour établir les connexions manuellement mais ça ne fonctionnera jamais avec l’ancien hardware. En plus, il y a des trucs mal documentés dans l’interface programmatique....
— Ne me parle pas de technique, fit Normand
Bien sûr ! Bien sûr. Comment a-t-il fait pour ne pas même se retrouver du côté de ceux qui ont le minuscule pouvoir de dire « peux-tu valider la faisabilité avec la technique» ou « surtout pas de technique, seulement le client » ou encore « je ne veux pas entendre parler de problèmes, il me faut des solutions ». Quand a-t-il pris le mauvais chemin ?...
— Il vaudrait mieux reporter la démonstration, reprend-il en se demandant s’il fait encore jour. Il pourrait peut-être se retrouver chez lui vers neuf ou dix heures, et oublier...
Mais il sait aussitôt que son attitude trahit le désir d’abandonner et que rien ne peut être plus suspect. Qu’il s’agisse de la guerre économique ou du réglage d’un multiplexeur inverse, la combativité est la norme.
— Non, ce n’est pas possible, on ne pourra pas retrouver un créneau avec le directeur informatique de BrtzLiqd avant des mois et le distributeur de Osotogari nous prête les terminaux pour deux jours. C’est simple : on perd l’affaire si ça ne marche pas ».
Le ton est assuré... Non vraiment, ça n’est pas même pensable...
— Pourquoi tu n’as pas reçu la version ? Insiste Normand.
— J’ai rappelé Londres ce matin, le colis est parti hier soir...
— Pourquoi t’as pas fait ça avant ?
— Parce que la....
— Ne me parle pas de technique, je te dis. Tu sais bien qu’une démo importante ça se prépare. On en a déjà parlé...
— C’est pour ça que je t’ai alerté, Jean-Claude. J’ai essayé de te joindre, j’ai laissé un message ...
— Des messages, j’en reçois cent cinquante par jour. Si c’est important tu dois trouver le moyen de me parler directement. Il faut savoir utiliser le management.
— ...
— Bon. Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce que tu proposes ? Reprend Normand, mordant.
— J’attends la version, elle devrait arriver demain matin. Pendant ce temps, j’essaie de faire marcher le logiciel de démonstration pour lancer la communication à partir du PC avant la démo.... Et puis peut-être qu’on peut faire venir Steve...
Mais comment arrêter ? Comment payer les dettes ? Comment expliquer à sa famille ? Instantanément il donne en esprit la bande-annonce de la pièce qu’il intitule « dans la vie, il faut faire ce que l’on aime »...
— OK. Fait venir Steve tout de suite.
— Tu peux pas t’en occuper ? Je suis en plein dans le programme...
— Non, je suis attendu, là... C’est toi le responsable technique, non ? Tu dois gérer ça. C’est ton boulot. Tu sais, si ça ne te plaît pas, il faut faire autre chose. Tu es libre de partir. On en a déjà parlé. Dans la vie...
Son téléphone portable se met à sonner.
— Attends une seconde.
— Non, c’est pas la peine. Rappelle-moi. Normand a raccroché.
— Allô ?
Une lointaine voix de femme vient à sa rencontre. Une voix du dehors. Une voix familière.
— Alite ?
— Gabriel. Tu vas bien ? J’ai eu ton numéro par ta femme.
— Et toi ? C’est une surprise.
À cet instant, le technicien de BrtzLiqd pénètre dans la pièce et s’assied sur le coin de la table en regardant les équipements avec un mélange d’assurance et de curiosité. Il est sale, mal peigné et visiblement désœuvré...
— Attends, Alite.
La cousine Alite ! Il avait oublié son existence. D’ailleurs il ne sait pas précisément de qui elle est la cousine...
— Vous allez encore rester jusqu’à minuit ? Il faut que je le signale à la sécurité...
— Oui, ça ne marche pas encore. Des petits soucis avec la connexion...
— On fait toujours la démo demain à quatorze heures ? Parce que sinon...
— Oui, oui. Excusez-moi, je suis en ligne.
— OK, je repasserai dans un moment.
— Excuse-moi. Tu es à Villabanez ?
— Non, je vais y aller demain. Tu sais, ta mère va très mal.
— Je sais. J’étais là-bas à Pâques. J’ai vu.
Un bip répété se fait entendre dans son téléphone. Quelqu’un essaie de le joindre...
— Non. Elle va vraiment très mal. On l’emmène à l’hôpital. Il faut que tu viennes...
Gabriel regarde son téléphone dans la paume de sa main. Il s’est éteint. Il n’a plus de batterie. Dans le silence, il imagine la route et la fraîcheur parfumée des Pyrénées. Sans que sa rêverie ne le figure, il sait que le ciel nocturne est clair et que l’on marche dans la voie lactée. Il sait les chemins de contrebande qui disparaissent sous la broussaille. Sans l’avoir jamais fait, il est préparé à ce voyage, comme à celui de sa mère. Il doit partir.
Il doit partir maintenant et cela ne fait plus aucun doute. Mais combien de temps ? Aura-t-il le courage de revenir ? A-t-il eu le courage de partir plus tôt ?
Il se voit, dans l’instant qui ne manquera pas de venir, expliquer à Normand la maladie de sa mère et sa mort prochaine, toutes ces choses dont il ne parle pas au travail. L’idée de ce simple dialogue le plonge dans une détresse infinie.
Une grande salissure lui est attachée, comme si la vulgarité de Normand et les évènements de sa vie constituaient deux fluides incompatibles. Rapidement, la vision de cette souillure devient envahissante et insupportable, il penche la tête en arrière et pleure en silence...
* * *
Au même instant, penché sur l’écran de paramétrage de l’analyseur de ligne, le regard vide et la mâchoire crispée, Fred Looseman s’apprête à simuler le trafic du distributeur sur le réseau.
La vision des cailloux prisonniers lui vient comme une commotion, puis il voit des galaxies chaudes et rayonnantes de gloire se contracter vers le point originel de l’univers. En reprenant ses esprits, il entend la plainte de Gabriel :
* * *
Chant de Gabriel
« Si je pouvais être une chose
Damnée pour faire et faire faire
Sans la moindre flamme enclose
Ni voix dedans à faire taireJe produirais de la prose à toute autre pareille
Et ne rêverais plus de monts ni de merveilles.
Je produirais des biens et aussi des services
Libéré de l’esprit comme affranchi d’un vice.Éteignez donc ce feu qui fait trop de lumière
Laissez-moi être la matière,
Laissez-moi être sa poussière »
Il sait qu’il peut le sauver. Il se souvient qu’il est Floozman. Il fait un mouvement vers son téléphone, puis il se ravise. Rien ne le contraint plus à rester dans cette cabine exiguë. Il appellera à l’air libre.
— Mlle Marinella !
— Floozman ! Enfin ! Faites attention, c’est un cas difficile. Je ne sais pas ce qu’il va faire lorsque sa dépression sera terminée. Voulez-vous intervenir dans l’instant ou bien le laisser partir ?
— Naye. Je veux le voir dans cet instant précis. Il a établi un pont avec d’autres.
— D’autres quoi ?
— Envoyez-moi les Floozboys, Mlle Marinella. Et faites-moi penser à vous inviter plus tard. Ah, n’oubliez pas, il me faut mon grand manteau en satin.
— Floozman... Ça me paraît mal engagé.
* * *
Les Floozboy amènent rapidement Floozman au siège de BrtzLiqd. Après quelques problèmes de manteau dans le tourniquet de l’entrée, Floozman et sa suite parviennent à l’accueil.
— Bonjour... nous venons...
— Nous venons voir M. Vivide, fait un Floozboy après avoir calculé la société BrtzLiqd dans ses lunettes décisionnelles, responsable de la production informatique. Ou bien quelqu’un de son équipe. Nous devons parler au technicien qui intervient en ce moment dans son département pour la Sté RevMux. C’est urgent.
— Vous voulez voir qui ? Et qui dois-je annoncer ?
— Ça va pas être simple...
— Nous n’avons besoin de voir personne après tout, fait Floozman. Le rachat de BrtzLiqd ne devrait pas prendre trop de temps, non ? Jeune homme, acceptez ce million de millions de dollars et laissez-nous monter, une personne va se désespérer.
— Euh.... Je préfèrerais vous annoncer au secrétariat de M. Vivide.
Un garde s’approche, tout bourdonnant de talkie.
— Combien? Demande Floozman à un Floozboy absorbé par un terminal.
— 13,5% du capital, pas plus. Ça risque de prendre un peu de temps. Les marchés ne comprennent pas.
Le garde est maintenant sur eux. Au même moment, Gabriel traverse le grand hall comme un zombie sans être remarqué.
— Un problème ? Qu’est ce que c’est que tout cet argent !?
On entend des jurons dans le tourniquet. Normand, accompagné d’un très jeune technicien fait brusquement irruption dans le hall.
— Alors voilà ! J’annule mon dîner, je décide de passer, et toi tu pars ? Ça marche ? Merci de m’avoir prévenu ! Lance-t-il à Gabriel.
Floozman et les Floozboys se rendent brusquement compte de la présence de Gabriel. Ils se précipitent au-devant de lui et lui font fête.
— Gabriel, nous venons te libérer ! Lui annonce Floozman
— Qui êtes-vous ?
— Oui, qui êtes-vous ? Fait Normand en pénétrant dans le cercle.
— Sécurité ! Monsieur. Je vous ai demandé d’où viennent ces billets.
Tout en ouvrant son manteau en grand, Floozman se recule pour faire face à Gabriel. Le groupe fait involontairement mouvement avec lui.
— Gabriel, tu as eu une grande vision ! Ta compassion infinie pour ce lieu tout entier a soulevé une vague de tendresse dans le monde. Et me voilà ! Je suis le surfeur de cette vague Gabriel ! Je suis le surfeur d’argent !
Pendant ce temps, les ascenseurs déposent irrégulièrement dans le hall de petits groupes d’employés qui restent interdits devant la scène. « Bing »..... « Bing ».
— 39% lance un Floozboy en s’adressant à Floozman à travers la salle. C’est débloqué. Les fonds de pension ont vendu ! Pyqc détient 39% de BrtzLiqd. Je suis le plus gros actionnaire.
— Pyqc ? demande un second Floozboy.
— Pourquoi Y a-t-il Quelque Chose. Nous l’avons créée en partant.
— Ah. C’est quoi ce nom ?
— C’est mieux que rien...
— Laissez-moi partir ! s’écrie Gabriel. Je n’en peux plus.
— Gabriel. Je veux un « statut » de la démo !
Floozman fouille dans ses immenses poches. Il en sort une pleine poignée de pierres précieuses qu’il remet dans les mains de Gabriel. Des gemmes innombrables tombent, roulent et glissent bruyamment sur le sol de marbre.
— Gabriel, fais-moi confiance... Ne les écoute pas. Nous ne sommes pas des bandits. Ce n’est pas un happening, ce n’est pas une épreuve de « team building ». Crois en moi Gabriel ! Tu es libre. Ta famille est libre. Tu ne travailleras plus. Vous ne manquerez de rien. Mais avant de partir, je t’en prie, apaisons ce lieu.
— J’appelle la police ! Aboie le gardien, pendant que tous regardent, pétrifiés, les pierres précieuses qui flamboient sur le sol.
— 52% ! Crie le Floozboy rivé à son terminal. Nous avons la majorité de contrôle. Le conseil d’administration de BrtzLiqd va réunir une cellule de crise. Ils devraient m’appeler d’un instant à l’autre.
— Mesdames et Messieurs ! Nous sommes les nouveaux actionnaires ! Vous êtes libres. Vos collaborateurs sont libres. Vous pouvez leur annoncer que nous leur remettrons dès demain matin un million de millions de dollars. Rentrez chez vous. Nous dédommagerons vos clients. Et prenez ces pierres bienfaisantes, ajoute-t-il en lançant une nouvelle poignée d’étincelles dans les airs. Souvenez-vous que plus personne ne travaillera ici !
Floozman se tourne vers l’entrée du hall et tend le bras vers le tourniquet. Dans le silence, un intense rayon d’or jaillit de sa paume tendue et traverse les airs. À son contact, le métal se transforme immédiatement en or pur et le verre s’efface pour laisser entrer le vent. De nouveaux rayons transmuent en or les matériaux des parois. Le hall de BrtzLiqd baigne maintenant dans la lumière d’une cathédrale Espagnole.
— La porte de la liberté ! Clame Floozman.
— Le rayon Flooz ! Murmure un Floozboy. C’est chaud !
— Amène-moi à ton poste de travail, Gabriel. Laissons les garçons se débrouiller avec les gens.
— Et... et la démonstration ? Et nous ! L’interrompt Normand. Qui nous dédommagera ?
— Combien voulez-vous ? Fait un Floozboy conciliant.
— Je ne travaille pas pour BrtzLiqd, dit l’agent de sécurité. Qu’est-ce que je fais ?
— Rentrez chez vous, dit Floozman en s’adressant de nouveau au groupe les bras levés. Ne laissez surtout pas filer Gabriel ! Glisse-t-il à un Floozboy.
* * *
Mais Gabriel est déjà dehors, si confus qu’il craint le regard des passants. Que s’est-il passé ? Que faire ? Où aller ? Il sent dans sa poche une épaisse liasse de billets. De quoi payer les dettes !
Mais il doit prendre la route. Pourra-t-il payer en Espagne ? Peut-il partir aussi mal habillé ? Il s’imagine dans un grand flou, vêtu de son pull informe et de son méchant pantalon de toile beige. Mais les magasins sont fermés. S’il attend demain, il ne pourra pas prendre l’avion avant l’après-midi.
Et sa femme ? Il faut la prévenir, mais son téléphone n’a plus de batterie. Il ne connaît pas le numéro de sa maison qui est dans la mémoire de l’appareil. Et la démonstration qui ne marche pas !
Un Floozboy le repère, le calcule et l’aborde.
— Gabriel, que la paix soit avec toi. Tu es riche maintenant, tu ne dois plus te tourmenter...
— Pouvez-vous appeler ma famille ?
— Tout de suite.
— Il me faut des vêtements propres, je dois partir en Espagne...
— Je vais rester avec vous, Gabriel. Floozman nous rejoindra. Prenez cette drogue en attendant le matin.
* * *
Floozman marche en silence dans les bureaux paysagers déserts. Il entend le cliquettement d’un clavier. Dans un recoin, loin des fenêtres, dans la lueur laiteuse de son écran, une jeune femme travaille. Floozman s’approche et pose sa main sur son épaule. Elle tressaille à peine.
— C’est terminé, dit Floozman. Vous pouvez rentrer chez vous...
D’un geste digne, fluide d’avoir été mille fois répété, elle lui indique en souriant qu’elle ne peut ni entendre, ni parler. Sur son bureau impeccablement rangé, Floozman découvre les objets familiers des employés de bureau. Les « post-it » chargés de notes, le magazine et la bouteille d’eau minérale qui accompagnent la pomme de la pause.
Comme elle se rend compte du départ des autres habitués de cette heure tardive, l’inquiétude se peint sur ses traits. La surprise et la peine d’avoir été prise en défaut froissent son expression et atteignent Floozman en plein cœur. Il voit refluer de ce visage une fierté enfantine de vivre et de travailler en société qu’il n’avait pas perçue avant. Il voit ce regard se durcir et retrouver la profondeur de la solitude.
Il ne veut pas qu’elle soit aussi triste.
C’est alors que Floozman se représente l’entreprise, son réseau et ses clients. Les milliers de petites gens tout occupés de BrtzLiqd. Les pensées du soir et du matin, les discussions en famille, le week-end de ski ou la retraite... Il se représente les filles et les garçons ambitieux et la fierté de leurs parents. Les vendeurs et les acheteurs, l’arborescence foisonnante des hiérarchies aux feuilles amères.
Au-dehors, il fait mauvais temps. En vérité, cette tour nous rassemble et nous protège des bêtes et de la désolation, se dit Floozman. C’est ici que l’on trouve la pitance et la chaleur, les couleurs de la société, la guidance des sages qui connaissent les secrets de la chasse. Mais nos souffrances seraient-elles plus grandes si nous étions encore là-bas dehors ?
— Qui êtes-vous ? Où est votre badge ?
Il déchiffre le ‘post it’ agacé qu’elle lui tend. En retour, il sort une liasse de sa poche et la pose sur le bureau. Puis après un temps d’arrêt, il se saisit d’une feuille et d’un stylo :
— Je suis venu vous délivrer. Je suis venu délivrer tous les autres. Je suis venu libérer toutes les puissances enchaînées dans la tour.
Il la regarde droit dans les yeux malgré le doute qui s’insinue en lui. Puis il se ressaisit et ses yeux brillent de nouveau. Le plancher vibre doucement comme pour annoncer un tremblement de terre. Un nimbe de lumière enveloppe la scène puis s’étend lentement à tout le plateau. Venue du sol, des murs et du plafond, irradiant de chaque chose et emplissant l’air, une chaleur paradisiaque les caresse.
— N’ayez pas peur...
La chaleur augmente sans cesser d’être légère sur la peau. Comme la trame fatiguée d’un tissu dévoilerait la chair, toutes les choses laissent transpercer les faisceaux apaisants d’une lumière souveraine. Le corps de Floozman lui-même laisse sourdre les rayons bienfaisants. Le voile de matière disparaît.
La jeune femme reste sombre et tendue. L’excitation alentour retombe graduellement. Floozman écrit :
— Sortons ou ne sortons pas. La tour va se transformer en énergie pure.
— Je travaille ici ! Pourquoi voulez-vous détruire ma société ?
— Il n’y aura plus de travail.
— Des gens ont besoin de moi !
— Ils n’auront plus besoin de vous et vous serez libre.
La muette se lève, rassemble ses affaires fébrilement et jette un regard meurtri et furieux à Floozman qui reste interdit, liquéfié par le doute. A la périphérie de sa vision, il voit le spectre d’un autre lui-même qui la suit comme elle s’éloigne. Ce double prend la main de la jeune femme, la rassure et l’accompagne jusque chez elle. Il n’en repart jamais.
Le tintement de l’ascenseur vient rompre le silence. « Bing ». Floozman sait qu’elle a raison et que des gens auront besoin d’elle. Fallait-il qu’il l’entende ? Que peut-il faire pour eux maintenant ?
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! Il y a le feu ou quoi ?
Normand marche droit sur Floozman.
— Je veux parler à votre directeur ! Vous savez qui je suis ?
— Non... Non. Je suis, euh... Floozman regarde le sol. Je vais chercher le... la... Je reviens...
C’est Fred Looseman qui s’enfuit maladroitement vers l’ascenseur, empêtré dans son manteau. Il appuie sur le bouton mais Normand se rapproche. Il se précipite dans l’escalier et gravit les étages simplement pour ne pas aller vers la rue où la foule est sûrement déjà massée. Sur une impulsion, il s’engouffre sur un plateau et se perd dans les travées. Un placard ouvert, il entre et referme la porte.
Du temps passe.
Un Floozboy ouvre la porte du placard et sans dire un mot, ôte le manteau des épaules de Fred Looseman. Celui-ci se laisse faire comme un vieillard.
— Restez là jusqu’à demain. Voici vos affaires.... Adieu.
Du temps passe.
Des équipes fraîches accompagnées d’un capitaine des pompiers examinent le plateau en parlant fort. Le capitaine ouvre le placard et trouve Fred Looseman, prostré, son blouson de technicien sur les genoux, sa trousse à outils à ses côtés.
— Ça va ?.... Oh là là, il est mal.
— Il a dû être surpris quand ça a commencé à trembler.
— Il est choqué.
— Emmenez-le à l’infirmerie.
* * *
Au matin, Gabriel se réincorpore dans une grande de quiétude. Mais, fugace, ce sentiment s’évanouit vite, brisé par les mille oscillations de ses pensées.
Il est dans une chambre d’hôtel. Quelque chose d’extraordinaire s’est produit. Une vague a déferlé puis s’est retirée. Il n’en reste que le scintillement d’une trace évanescente. Mais il n’a pas suivi Floozman.
Eh quoi ! Il était libre, non ? Le sentiment d’un dommage irréparable plane. Sa mère est très malade. Il ne travaillera pas aujourd’hui et pourtant des bribes de programme s’exécutent encore dans son esprit. Qui va réceptionner la nouvelle version du multiplexeur ? Pensée parasite ! Il lui faut des vêtements.
— Bonjour. J’ai pris la liberté de convoquer quelques fournisseurs. Vous pourrez les voir immédiatement après le petit-déjeuner, voire en même temps si vous préférez, dit le Floozboy en entrant.
Gabriel se jette sans plus réfléchir sur les plateaux posés à son chevet.
[Séquence abondance]
Plateaux de petit-déjeuner : Thé de Ceylan premier choix cueilli en altitude par de jeunes vierges et servi dans de la porcelaine de Saxe, tataki de saumon, croissants pur beurre encore chauds, soixante dix neuf zakouskis, vodka au miel, vodka au poivre, assortiment de confitures anglaises, arrangement d’azalées et d’orchidées, corbeille de fruits, myrobolans, grenades, pastèques, vins de Californie, raisins, ananas, melons d’Espagne, chocolats belges, loukoums de Bagdad.
[Fin séquence abondance]
— Alors je suis riche ? Demande-t-il la bouche pleine.
L’instant suivant, Gabriel essaie de nouveaux vêtements :
[Séquence abondance]
Costume semi-casual trois boutons DesmondTiti en laine tibétaine lavée, étoffe d’une très belle main, «légerissime», érotisante et anti-stress, couleur saphir sans fond enrichie d’un moucheté de blanc cassé, doublure en satin bimberg à rayures transat, épaules napolitaines, poches plaquées surpiquées en point gantier, boutons nacrés cousus de fils de soie blancs, boutonnière des manches ouvertes. Ceinture assortie au costume. Chemise vichy bleu acidulé à col montant. Chaussures richelieu trois œillets à empeigne lisse.
[Fin séquence abondance]
De retour au lit, Gabriel repousse un dernier plateau dont un valet de chambre le débarrasse prestement puis s’enfonce silencieusement dans les oreillers. Le Floozboy donne congé aux fournisseurs.
Dehors, par dessus les toits, des nuées grises s’agrègent pour donner au ciel de la ville l’aspect de la nécessité. Gabriel se sent mal à l’aise. Il sait les foules invisibles qui se pressent sur les trottoirs. Des programmes s’exécutent encore qui appellent son attention. Pourquoi moi ? Que vais-je devenir ? se demande-t-il avant de s’endormir.
Plus tard, il émerge d’un rêve animé d’un grand sentiment d’aventure comme il n’en a plus ressenti depuis l’enfance. Il se souvient enfin des signes et des promesses auxquels il n’a pas eu le courage de croire en vieillissant.
Pourtant, il sait depuis toujours qu’il est un être hors du commun, un mutant. Aurait-il pu oublier sa destinée ? Et ce miracle, n’est-il pas venu pour la lui rappeler ? Ne doit-il pas absolument s’en saisir sans réfléchir pour se dégager enfin du carcan de la dépression et de toutes les chaînes trop vite acceptées ? Et si cette nouvelle puissance détruit ses oppresseurs, doit-il s’en inquiéter ou bien boire à grandes goulées le vin de la victoire ? Qui peut le comprendre ?
Il perce en pensée le ciel de la nécessité. Il atteint la stratosphère puis la frontière de l’espace où l’attendent d’aveuglants soleils noirs. Jamais il ne retournera dans la foule. Plutôt mourir cette fois !
Gabriel décide donc de vivre, mais après l’Espagne...
— Il faut que je parle à ma femme ! Aussitôt, la communication est établie.
— Tu vas bien ? Et tout cet argent ? C’est pas possible...
— Si, si. Prépare-toi, nous partons en Espagne.
— Je suis au courant. On y va comment ? Et mon travail ?
— Je passe te prendre.
— Nous irons en voiture, dit Gabriel au Floozboy en raccrochant le téléphone. Le village est éloigné de tout...
— Tout de suite. J’appelle...
— Je peux m’acheter une voiture, non ? dit Gabriel
-Bien sûr, mais notre voiture est prête...
— Je veux ma voiture. J’aime les voitures, j’aurai vite choisi.
[Séquence abondance]
Gabriel et le Floozboy sont chez le concessionnaire Rossobrui. Gabriel caresse les sièges en cuir jaune de la Funicula 960. C’est un 3,6 litres V8 à culasse 5 soupapes par cylindre et bielles en titane, mais il n’en parle pas avec le vendeur qui sait que Gabriel le sait. Ce dernier lui indique plutôt la manière dont l’espace intérieur a été repensé pour faciliter l’accès, améliorer l’ergonomie et la qualité de vie à bord. Il lui glisse tout de même que cette évolution du modèle s’accompagne d’un accroissement des performances à bas régime comme dans le haut des tours, grâce à une gestion électronique de la carburation (la puissance atteint dorénavant les 400ch).
[Fin séquence abondance]
Gabriel hésite entre ce modèle et la GT, dont les jantes de 19’’ le fascinent.
— Vous pouvez prendre les deux, dit le Floozboy, abattu.
— Je peux essayer la 960 ? demande Gabriel.
— Prenons-la, ça ira plus vite fait le Floozboy en entraînant le vendeur.
— Je veux la payer moi-même, dit Gabriel, et choisir la couleur...
Plus tard, Gabriel et sa femme glissent au ras du bitume, bien calés dans les sièges baquet de la 960. Le Floozboy se tient courbé sur l’étroite banquette arrière. Soudain, à 230km/h, Gabriel s’engage sur une aire de repos. La 960 suit docilement la trajectoire.
Gabriel descend et compose rageusement le numéro de Normand. Il plaque un instant le combiné sur le capot rouge.
— Écoutes bien cette musique, enfoiré ! C’est MA 960, tu pourras jamais te payer ça pauvre minable, même pas dans tes rêves. Toi tu perds de l’argent. Je t’enverrai ma ’dém. quand j’aurai le temps. Ou alors jamais. Ah Ah ! Jamais ! Essaie seulement de m’attaquer. Et c’est pas terminé, je vais te niquer sur toute la ligne...
En retournant dans l’habitacle, une idée lui vient Il se tourne vers le Floozboy qui retient une forte envie de vomir.
— Je peux monter ma société non ?
— Oui, en principe... Mais ce n’est pas nécessaire...
— Écoute le jeune homme, fait doucement la femme de Gabriel. Pourquoi ne pas acheter une jolie maison dans le Sud, tant que nous avons cet argent ?
— Mais on l’aura la maison, tranche Gabriel, c’est pas le problème ! Je veux placer l’argent. Je veux créer une société concurrente de RevMux et niquer cet enfoiré !
Gabriel imagine avant tout des hôtesses qui évoluent dans un hall immense, leur dos nus caressés par des rayons psychédéliques. Dehors, dans la rue, Normand meurt. Pour lui, plus rien : plus d’affirmations, plus d’opinions, plus de cohérence, plus d’amis, plus de réceptions, plus de famille, plus de maison, plus un sou...
— Tout cela reste possible, mais je ne vous le recommande pas. Et votre mère ? demande le Floozboy. Tâchez de vous souvenir.
— Oui... Allons en Espagne d’abord, dit Gabriel. Je me suis énervé.
— Floozman n’est plus présent au monde, je dois vous quitter à présent. Vous devrez faire avec ce que nous vous avons laissé. C’est suffisant pour vivre en paix, Gabriel. Souviens-toi bien de cela aussi. Je te remercie de me déposer, maintenant.
Plus tard, la voiture sort en accélérant d’une aire d’autoroute. Le Floozboy est seul près des toilettes. La lune se lève. On voit la voit à l’horizon de l’autoroute et puis au-dessus des montagnes.
Copyright © 2009 by Bertrand Cayzac