Floozman: épisode initial
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7e partie : Quels sont ces jours que je ne désire pas ? |
« Avec une abondance scandaleuse, il apporte la délivrance. »
Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.
Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.
Un cordon de sécurité se déploie tout autour de l’hôtel. Une escouade de policiers en armure prend position dans le hall. Les assistantes se sont réfugiées sur le palier.
« La fin des temps est proche. »
« Les policiers pensent qu’elle va commencer par une attaque contre l’hôtel. C’est un peu court... »
« Ce n’est peut être pas la lutte finale... »
Pendant ce temps, Fred, Mélanie et les deux inspecteurs intelligents de la lumière bleutée descendent l’allée de marronniers qui mène à l’embarcadère.
« C’est bon ! La vedette est au rendez-vous » se réjouit Siegfried.
Une belle dame âgée vêtue d’un uniforme de la marine les accueille à bord. Tout le monde respire mais dès la manœuvre terminée, en un éclair, Steven et Martine sont plaqués au sol et menottés par des nains.
Mélanie et Fred sont traités avec plus d’égards. On les conduit sur le pont supérieur pendant que le navire remonte le fleuve, à travers la zone industrielle.
« All in the golden afternoon, full leisurely we glide. » Connaissez-vous Lewis Chabrol, Monsieur Looseman ? » demande la dame en leur tendant à chacun une coupe en argent.
« Lewis Chabrol, Madame ? » demande une joueuse de flûte.
« Et il y aura du non-sens dans l’histoire, c’est plutôt de circonstance ! » fait Fred.
« Ah... ou Cromwell, peut-être, je ne sais plus. Tout recommence toujours, et pourtant je ne retiens jamais les noms. Allons, buvez-moi ! N’ayez pas de crainte. C’est un cocktail de bienvenue. L’air du fleuve me rajeunit, vous ne trouvez pas ? Mais ne parlons pas de moi. »
« Que nous voulez-vous ? » intervient Mélanie. « Vous travaillez pour les néo-communistes ? Pour la Mafia ? »
« Les insurgés et vos amis du Crédit Mondial sont sur la bonne piste, eux aussi. Et d’autres personnes plus dangereuses, là-bas, dans les laboratoires de Phobos... Mais aucun d’entre vous ne comprend ce qui se passe réellement.... La source... la source a trouvé sa voie. Elle coule de nouveau dans le monde. »
« De quoi parlez-vous exactement ? »
« Cette source, félicitez-vous de ne pas l’avoir trouvée. Nul ne peut la contempler et rester en vie car c’est une émanation divine ! Elle ne provient pas de l’artisan de ce monde-ci, second en ordre, mais certainement de plus haut » dit la dame du fleuve en ouvrant de grands yeux. « Voilà pourquoi je suis inquiète pour nous tous. Elle ne menace pas que la stabilité financière. »
« Que voulez-vous dire ? »
« Nous pensons que la source coule pour accomplir la fin des temps. La dissolution du monde. »
« C’est une blague ? » interroge Fred.
La joueuse de flûte propose des pâtisseries. Ses dents sont nacrées. Machinalement, Fred vide sa coupe... Aussitôt, le ciel se fait profond, si profond qu’il voit la lune et les étoiles emportées dans leur course. Il sent le vent et l’odeur des forêts. Les chevilles nues de la nymphe tracent en s’éloignant un sillage scintillant dans son esprit. Son cerveau reptilien a soudain soif du monde. Le navire prend de la vitesse. Son hypothalamus distille un grand sentiment d’aventure.
« Hélas non. Cette fois-ci, le flux se déverse et se diffuse dans votre système financier. Les choses ne feront qu’empirer si nous vous laissons arrêter Appleseed : nous comptons sur ses projets pour détourner temporairement l’énergie. De plus, vous en savez tous beaucoup trop. Et vous, Monsieur Looseman, vous ne savez pas tout ce que vous savez, vous ne savez pas qui vous êtes et je dois vous protéger. Je dois tous nous protéger. C’est pourquoi nous ne pourrons pas vous laisser retourner chez vous. »
Elle sourit. Elle semble se redresser et se dilater doucement à chaque respiration. Sa chevelure devient souple et lumineuse, son teint pâle comme le lotus bleu, ses yeux s’élargissent, sa taille prend un tour puissant et élancé...
« Mais...? »
« N’ayez pas de crainte. Nous sommes la patrouille de la création. Enfin, des agents locaux, si vous voulez. Je suis l’esprit du lieu et les nains sont mes alliés depuis de nombreuses lunes ». Elle ferme les yeux et l’ovale de son visage atteint au Beau absolu (qui est plutôt rond). Le temps cesse de couler jusqu’à ce que sa volonté surgisse à nouveau.
« Mais ne parlons pas de moi... Nous aimons ce monde-ci, vous comprenez. Ce monde qui devient... En le faisant, l’ouvrier qui en est l’auteur a fixé son regard sur ce qui se conserve toujours identique, l’utilisant comme modèle. Son œuvre est belle nécessairement. Voyez ! Chaque éclat de la création est un miracle pour vous éblouir. Voyez la danse des reflets sur l’onde, voyez le vol des nuages. Songez aux scarabées bleus dans la forêt, aux poissons argentés, aux oiseaux. Souvenez-vous de l’amour... »
« Un happening ? Un exercice de team-building ? Et vous pensez que c’est le moment ? Je ne joue pas. Laissez-nous partir ! » s’emporte Mélanie.
« Oui, une sorte de performance... Quant à la liberté... Je comprends, vous êtes dans les instruments du temps... Vous pensez que le monde est jeune et que la vie est un élan vers la liberté. Vous ne pouvez pas voir les choses autrement. Alors, hey ! Tes bottes et ta selle mon gars et tout autour du monde ! Comme dit la chanson. Quoi qu’il en soit, nous devons faire attention à ne pas provoquer la dissolution » poursuit la dame en souriant. « Car le composé est instable. La nature de l’Autre est rebelle au mélange. Il a fallu user de contrainte pour l’unir harmoniquement au Même, introduire la réalité et distribuer les parts, comme l’a très bien compris Jean-Paul Sartre. »
« Jean-Paul Sartre, Madame ? » relève malicieusement une danseuse.
« Ou un autre grec. Bref : la source bombarde localement le mélange avec des particules de cet Autre. Ceux qui utilisent son pouvoir pour servir leurs intérêts ne se rendent pas compte du danger. Les exaltés qui attendent l’apocalypse ne peuvent même pas imaginer les puissances que toute cette agitation peut libérer. Ils espèrent confusément une fission en chaîne libératrice mais nous pouvons avoir une réaction de fusion puis le chaos. Ou encore pire. Quoi ? Nous ne le savons pas nous-mêmes, pas plus que nous ne savons ce que signifie vraiment la fin du monde... »
« Vous tenez un bébé dans vos bras et il se transforme en petit cochon, par exemple » dit Fred, qui aime bien la dame, finalement.
Elle rit. « Exactement ! Gardez-vous de croire que cette force est une sorte de pulsion de mort cosmique comparable à votre fantasme de non-être. Nous ne pouvons pas affirmer qu’elle tend à ramener l’univers à un état antérieur. Vous savez, Monsieur Looseman... non, je ne peux pas vous le dire. Où en étais-je ? Oui ! La fin de tout fait tourner les têtes, mais il n’y a rien de plus ennuyeux, finalement. Vous ne trouvez pas ? Que disent-ils aux enfants? La fin est proche ? Et le mal de dents ? Ne sont-ils pas contents d’être soignés ? »
« Mais personne ne vous dit le contraire ! » interrompt Mélanie. « Laissez-nous simplement faire notre travail ! »
« Non, VOUS devez nous laisser faire ce travail. Vous devez comprendre que nous le faisons depuis la nuit des temps. C’est déjà assez compliqué comme ça. Nous ne souhaitons pas faire intervenir de nouveaux intermédiaires. Et puis vos homologues ont fait beaucoup de dégâts pendant la dernière alerte, il y a à peine quelques siècles. »
« Ah oui ? Je voudrais bien savoir qui. »
« À quoi bon vous le dire, dans peu de temps, vous aurez tout oublié. Ceux qui s’agitent, à Frankenhausen, à Scherwiller comme ailleurs, auront bientôt oublié eux-aussi et tout rentrera dans l’ordre. »
« Précisément. Pourquoi ne pas tout nous raconter ? » demande Fred.
« Admettons. Nous avons le temps maintenant. Nous serons heureux de vous conter cette histoire. Je ne peux pas vous en laisser conserver le souvenir mais je donnerai des instructions pour que votre esprit retienne les nobles sentiments qu’elle ne manquera pas d’éveiller en vous. Si vos collègues policiers veulent bien rester calmes, ils pourront se joindre à nous. »
La dame du fleuve entraine ses hôtes vers les divans installés sous des voiles soyeux. Une joueuse de luth les rejoint. Martine et Siegfried, maussades, sont amenés par les nains. Le soleil s’approche de la crête des collines.
« Voilà plus de cinq cents ans que nous faisons ce récit. Je ne vous parle pas des précédentes manifestations de la source, ni des futures. Car tout recommence toujours.... »
Chant du banquier maudit
Belles amantes du passé, magiciens, chevaliers,
La lumière se souvient de vous
Flammes en vos générations, vifs esprits qui brûliez,
La lumière se souvient de vousUn banquier était dans la ville
Qui versait l’or à Amsterdam
Contre des mines en Castille
Et craignait la mort de son âmeIl prêtait à grande aventure
Mais dans ses calculs s’aigrissait
Tant qu’il en vint à s’exclure
Du lit de celle qu’il aimaitPar la campagne allaient les fous
Et de tous les pauvres hameaux,
Champs de batailles où la boue
Recouvre encore les rustaudsMontait, rebelle, la prière
Odieuse à Ferdinand comme au Duc de Lorraine
Pour mille ans le Royaume sur terre !
Vienne la fin des temps pour toute notre peine !En grande peine, cette épouse
Se tourna vers l’amour le plus haut
Et sur la route de Mulhouse
Elle se fit des péans le hérautDans l’atelier du mage damné,
Le Banquier formulait l’équation
Pour survivre au-delà des années
Il commerçait avec la légionAinsi fut fait le produit dérivé
Qui ne connaît pas l’échéance
Si fort que l’apocalypse arrivée
Ses biens n’auront nulle délivrance
« Dites moi, ce n’est pas très XVIème siècle, les produits dérivés » interrompt Martine en riant. Excusez-moi, mais c’est un peu comique votre affaire, non ? »
D’un seul regard, la dame du fleuve la transforme en mouette. Puis elle lisse sa jupe en riant.
« Nous actualisons ce récit, comme tous les autres... Vous n’aimez pas notre balade ? Bon. Vous voilà assez punie. Et ne vous avisez pas de vous envoler si vous voulez retrouver forme humaine.
« Voilà l’histoire. Il y a de cela plusieurs siècles, un banquier Flamand épousa l’héritière d’une très riche et très ancienne famille de marchands. Ce fut un magnifique mariage et ils vécurent heureux pendant de nombreuses années. Amis des arts et de sciences, ils fréquentaient les meilleurs esprits de leur temps et s’entouraient des plus belles œuvres. Ils prêtaient aussi à la grande aventure, attentifs aux bénéfices comme aux récits fantastiques des explorateurs. Ils eurent de beaux enfants. Rien ne manquait à leur bonheur.
« Mais en vieillissant, le Banquier s’aigrit, délaissa son épouse et s’absorba dans ses affaires. Il entreprit de longs voyages en Castille et en Italie. Il n’est pas possible d’exprimer la peine que conçut Dame Sophie. Pour surmonter son chagrin, elle se tourna vers la prière et l’étude.
« Le Banquier s’inquiétait uniquement de la pérennité de sa fortune, rendue incertaine par les guerres et les bouleversements de son temps. Tourmenté par la survie de son âme, il ne connaissait plus de repos. Il passait ses nuits à concevoir des produits financiers dans l’atelier d’un mage dont on disait qu’il avait vendu son âme au diable. »
« Le Docteur Faust ? » interroge Siegfried.
« Oui... ou peut-être ou alors le professeur Tournesol... Ils mirent au point un instrument financier infiniment complexe et mystérieux pour se prémunir des crises de tout ordre. Le trésor comportait de l’or (beaucoup d’or, de l’or du Mexique et même l’or de ce fleuve), des pierres précieuses, du sel, des lettres de change mais aussi des dettes Turques titrisées, des indulgences et des reliques. On pense que les modèles de risque qui se trouvaient au cœur de cette activité faisaient intervenir un secret des mathématiques transmis de manière occulte par les disciples de Pythagore.
« Au fur et à mesure que les richesses matérielles et immatérielles se multipliaient, le fonds étendait son influence. Le château du Banquier devenait le foyer d’un réseau d’échanges qui s’étendait bien au-delà des plus lointains comptoirs de l’Europe. »
Siegfried semble stimulé par ce récit, il pose des questions sans se départir de sa mine farouche. Martine se tient perché sur son épaule, la tête basse.
« Une sorte de Hedge Fund ? »
« Précisément. Pour se protéger des risques mais aussi de l’invisible, de la mort, de l’oubli. Toutes ces choses qui inquiètent les humains... »
« Mais... enfin... est-ce qu’ils utilisaient des modèles de risque et de rendement, des effets de levier, des effets de levier inversés, du performance smoothing? »
« Il y en avait... »
« Ah. »
Silence... Elle lui jette un regard vide puis elle reprend.
« Mais le lieu s’enveloppa rapidement d’une aura maléfique. Avec les immenses profits, le Mana — la puissance magique du trésor — s’accrut jusqu’à devenir palpable. Des phénomènes électriques violents se produisaient régulièrement autour du donjon. Les paysans rencontraient des démons. En vérité, la source s’était réveillée. Elle était passée dans le trésor... ».
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À suivre...
Copyright © 2005 par
Bertrand Cayzac
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