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Floozman: épisode initial
aux figues* et au Riesling

* selon arrivage

par Bertrand Cayzac

Table des matières

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8e partie : Sur la route de Mulhouse

« Avec une abondance scandaleuse, il apporte la délivrance. »

Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.

Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.


Le banquier a réuni d’importants décideurs dans une salle confortable de l’hôtel de ville. Il s’est vêtu simplement pour signifier l’action. Assis à sa gauche, prêts à traiter les questions les plus techniques, se tiennent le jeune Docteur Johann Georg Faust et son assistant Wagner qui rêve d’une lampe capable d’imprimer des graphiques sur les tentures.

[Début séquence people]

Beaucoup de personnes très en vue sont venues : le prince électeur de Saxe drapé dans son manteau de martre, le duc de Brunswick, le Bailly de Mulhausen et ses deux superbes lévriers, Le Sheriff du grand Nottingham dans une belle tenue de voyage en cuir clouté dessinée dit-on par Léonard de Vinci, le Chevalier d’Unheimliche qui ne s’est pas départi de Mireille, son épée enchantée (on se souvient que les fêtes données pour son adoubement, à la cour de François Ier, ont coûté plus de cinq cent milliards de ducats), l’administrateur des mines de Steinbach et Madame, très amoureux, l’Archevêque de Magdebourg, de retour de Rome.

[Fin séquence people]

Au moment de prendre la parole, il projette résolument sa pensée dans le théâtre de ses futures affaires pour surmonter ses craintes : le palais de Soliman et plus loin vers l’orient, la cour des Maharadjas. J’ai peut être déjà accumulé le plus grand capital au monde se dit-il encore. Il commence :

« La fin des temps est proche, nous dit-on. Les campagnes sont agitées par des troubles violents. Un nouveau prophète annonce le règne de l’esprit. Plusieurs cités ont aboli le servage et ne paient plus l’impôt. Je sais que certains d’entre vous engagent en ce moment des troupes dans une bataille non loin d’ici. Nous savons ce que coûte la guerre, particulièrement si les taxes ne rentrent plus. » Il marque une pause.

Les faisceaux de lumière qui transpercent les vitraux s’évanouissent au passage de hautes nuées. « Alors que faire, mes gracieux seigneurs ? Devons-nous attendre la banqueroute en scrutant le ciel et suivre le cours des évènements ? Devons-nous rester aveugles et sourds face aux risques accumulés ? Où est l’esprit d’entreprise que le tout-puissant nous a donné ? Où sont notre libre-arbitre et notre courage ? N’avons-nous pas déjà brisé les idoles, soustrait le feu aux dieux païens ? Quelle est la véritable signification de cette fin des temps ? Adviendra-t-elle vraiment, et complètement ? Et même si elle advenait » poursuit-il au-dessus de lui-même « ne faudrait-il pas s’en débarrasser ? »

« Vous allez trop loin, Barthélémy, si quelqu’un rapporte vos propos au Pape, vous êtes cuit » intervient l’Archevêque.

« Voyons, Monseigneur. Nous sommes tous attachés à la stabilité du monde et à la bonne marche des affaires. Rien dans les écritures et rien dans la science ne nous interdit de nous défendre. Voici, je suis l’héritier de la Banca Nella Figa, une très ancienne maison parfaitement administrée et je vous propose de vous joindre à moi pour constituer un trésor intelligent, capable non seulement de résister aux crises mais aussi et surtout de conserver sa valeur jusqu’à la dernière minute du dernier jour — voire au-delà !

« Oui, au-delà ! Car enfin, que savons-nous vraiment de l’apocalypse ? Combien de temps durera-t-il ? Sera-t-il vraiment irréversible ? Qui pourra effectivement vendre et acheter? Luttons, Messeigneurs, contre ces terribles désordres autant que nous en aurons la volonté. Peut-être le tout-puissant se rendra-t-il attentif aux efforts des hommes responsables de ce monde-ci et retiendra-t-il son bras... »

« J’aime autant vous entendre dire ça. »

« Vous nous inquiétez » dit le prince. «  Votre château ne dort jamais. A toute heure du jour et de la nuit circulent vos cavaliers encapuchonnés. On les voit filer comme des ombres dans toutes les directions. Les paysans sont épouvantés. Ils rapportent toutes sortes de prodiges. Ils vous accusent de sorcellerie. Si c’est là l’idée que vous leur donnez de la richesse, rien d’étonnant à ce qu’ils rejoignent les rebelles. »

Barthélémy parcourt l’assistance du regard :

« Le trésor fait son office s’il sert d’intermédiaire avec les hiérarchies divines. Je ne m’inquiète pas des manifestations de sa puissance. Au contraire, si la fin des temps est proche, nous devons nous féliciter d’avoir ce dispositif. L’assistant du Docteur Faustus va vous donner un exemplaire du contrat. Vous pouvez souscrire autant de parts que vous le souhaitez... »

Le sheriff regarde ses notes :

« Nous ne connaissons pas bien la composition du fonds. Il comporte de nombreuses reliques, parait-il. Nous devons en connaître le détail pour bien orienter les prières. Par ailleurs, vous avez racheté une grande quantité d’indulgences alors que certains d’entre nous réprouvent ce montage qui profite exclusivement à Rome. C’est un problème... »

« La titrisation de l’absolution crée de la sainteté pour toutes les parties lorsqu’elle elle est faite par des gens sérieux » s’insurge l’Archevêque. « Nos titres permettent d’accroitre l’efficience de la rémission et de la diffuser à une échelle sans précédent ! Il est de notre responsabilité d’innover constamment pour vaincre le Malin et relever les hommes de l’état de pêché ! »

Le banquier se tourne vers eux avec une lueur de reconnaissance dans le regard. Il va pouvoir traiter l’objection du sheriff et reprendre du même coup le contrôle de la réunion :

« Vous trouverez la composition du fond et la politique de gestion en annexe. Je dois vous dire que nous n’offrirons pas d’autre produit. Une diversification affaiblirait le profil de risque. C’est à prendre ou à laisser, Messeigneurs. Notez cependant que si les indulgences ont été émises par l’Archevêché, elles font désormais partie des actifs de la Figa. Enfin, pour tous les contrats signés ce jour, La Figa vous offre un paquet de vingt-cinq cure-dents antiques taillés par mon aïeul dans un figuier très particulier. Il s’agit, Mesdames-Messieurs, du miraculeux figuier desséché dont parlent les évangiles... »

« Savez-vous pourquoi je ne signerai pas ? » dit le Chevalier en tapant du poing. « Est-ce que vous le savez ?! »

« C’est votre liberté... »

« Le trésor a échappé à votre contrôle ! Votre femme a pris vos coffres et les grimoires. Elle s’est enfuie avec les voleurs. Elle était à Saverne, elle est à Scherwiller. C’est là que la bataille aura lieu et je décide à cet instant de leur apporter mon épée ! Pour mille ans le Royaume sur terre ! ».

Aussitôt dit, le Chevalier fend la table en deux et quitte la salle sans être inquiété...

* * *

Sophie est heureuse, enfin. Sa volonté unie court à travers le tissu perplexe de la forêt. Elle sent l’air vif de mai dans son corsage, l’odeur des fougères, les épaules de son cheval qui déroulent un ample galop. Les signes de la bataille se font plus nombreux en descendant vers la vallée du Rhin qui se dévoile maintenant dans toute sa gloire. Le ciel est si bleu qu’elle a envie de prier.

Sans aucun doute la lumière du très-haut attise-t-elle ce vert incendie qui roussit sans les consumer les vignes et les vergers sur le flanc des collines. Elle laisse sur le bord du chemin des troupes de gueux buissonnantes de piques, des campements dans les clairières, des chars chargés de victuailles, un canon tiré par quatre chevaux.

« Où est votre chef ? »

« Le conseil éternel siège dans le hameau, plus bas, Madame. Faites attention, les troupes du duc de Lorraine ne sont qu’à deux lieues. La bataille peut commencer d’un instant à l’autre ! »

Sophie voudrait leur offrir le combat sans attendre mais elle fait demi-tour pour rejoindre le convoi qu’elle a laissé en arrière, sous le commandement de sa comptable. Quelques instants plus tard, ils font halte dans la pauvre cour de ferme où se tient le conseil. Rien ne lui permet de distinguer les chefs.

« Je suis la femme du banquier maudit » dit-elle en mettant pied à terre « N’ayez pas peur. Mon père, le Consul, m’est apparu en songe. La fin des temps est proche, m’a-t-il dit. L’esprit doit maintenant retourner à l’esprit. Le seul au Seul ! Vois la misère des gueux ! Entends leur prière et donne-leur le trésor. Il m’a dit tout ce qu’il faut faire. Alors voilà ! »

Elle fait un signe et ses hommes déchargent les coffres. Sous les yeux des paysans rassemblés, elle jette dans le puits le grimoire principal de la banque.

Le livre ne tombe pas. Il s’ouvre.

Sophie se met à trembler de tout son corps. Sa belle chevelure blonde et bouclée ondule, ses reins se crispent. Elle entre en transe gauchement en tapant des pieds. Puis elle s’adresse au livre :

« Que la vérité soit !
Et vienne le Royaume !
Avec lui esclaves délivrés,
Investissements désinvestis,
Valeur dévaluée,
Fonds enfoncés,
Argent désargenté,
Monnaie démonétisée »

Porté par une colonne de feu blanc, le livre s’élève lentement. Ceux qui ne se sont pas enfuis tombent à genoux.

« Crédits débités,
Profits perdus,
Alphas abêtis,
Echéances déchues,
Bons maudits,
Actions inertes !
Liquide tout, je te l’ordonne ! »

Comme elle chante, des nuées d’or et de suie s’assemblent dans le ciel, le tonnerre retentit comme une voix cosmique et la foudre s’abat tout autour de la ferme. Toujours au contact des puissances, Sophie s’adresse à la troupe :

« Puisez dans ces coffres, prenez des figues d’or, des diamants et des valeurs magiques. N’ayez aucune crainte, c’est une manne céleste. Tant que je vivrai, elle ne s’épuisera pas. Soyez certains que vous aurez à chaque instant les mains pleines pour racheter le cœur de vos ennemis, la liberté de leurs chevaux et la fibre même de leurs cottes de maille. Et maintenant donnez-moi une épée ! »

Un vieux mercenaire Suisse s’avance et lui tend sa lame, les yeux mouillés de larmes.

« Elle s’appelle Jeannette... »

Sophie l’embrasse avant de passer Jeannette à sa ceinture. Elle monte sur la margelle et amène le seau, comme une fille de ferme. Elle boit. Aussitôt, sa peau prend la couleur de l’or.

« Je suis le trésor ! L’eau de ce puits vous rendra invincibles. Venez et buvez-en tous ! »

L’homme boit.

« Mais c’est du vin ! Il est bon ! »

« Oui ! Buvez et dansez ! L’heure du combat est proche. Souvenez-vous du massacre de Saverne : les généraux du Duc ont promis la vie sauve à nos frères et ils les ont égorgés comme des porcs au sortir de la ville ! Tous ! Ils ont pillé, violé, incendié. Faites que l’on ne se souvienne pas du massacre de Scherwiller! J’ai la vision céleste, je vois le passé et l’avenir : notre passé de servitude et la venue du Royaume ! Je la vois ! La ville céleste étincelle en ce moment, juste au-dessus de nous.

« Mais le mal n’est pas vaincu. Un autre avenir demande à être. Celui des riches et des bourgeois qui vous chasseront de vos champs. Avec votre sueur, ils élèveront des tours jusqu’au ciel et creuseront des boyaux dans les montagnes. Ils ne vous laisseront la vie que pour vous atteler à leurs machines comme des chevaux aveugles. Ils extorqueront toute votre valeur. Ils décrèteront la mort de Dieu et vous arracheront à la terre ! »

Le jour décline, les paysans chantent. Ils n’ont bu que peu de vin mais l’espérance les enivre. Dans une clarté indigo, la matière attend paisiblement l’heure de la libération. Soudain, on entend le tocsin. Des centaines de chauves-souris s’échappent dans le ciel, l’air léger apporte des cris: «  Au feu ! Au feu ! ». Au nord-est, le village s’embrase. Bientôt, des fuyards et des succubes accourent de toutes parts.

Maintenant, les deux armées se font face. L’armée Ducale se tient à flanc de colline, en rang serrés devant le village en flammes. Les bandes de paysans sont rassemblées dans le vallon, entre deux vignes bien fermées.

Dans le camp du Duc, douze corps d’armée de mille hommes sont déployés sous un ciel de bannières multicolores. De noires fumées s’élèvent à l’arrière, du côté des ténèbres. L’incendie se reflète dans les armes étincelantes, dans l’armure des cavaliers et sur la cuirasse polie des fantassins. Les combattants sont armés d’épées, de masses d’armes, de javelots et de lances. Les commandants se tiennent au devant, leurs armes levées.

Sophie dispose ses troupes selon la formation de la demi-lune. Combien de milliers de solides paysans prêts à tomber sur le champ de bataille et combien de vaillants mercenaires ? Tenant d’une main l’étendard de la liberté qui se teinte de vermeil dans le couchant, elle galope le long de la première ligne, accompagnée du mercenaire suisse et de sa fidèle comptable. Les piques durcies aux vents se dressent comme une épaisse forêt. Les soldats professionnels sont armés d’arquebuses et de hâches. Ils portent des casques d’acier.

« Ils n’attendront pas le matin, Madame. Ils ont incendié le village pour éclairer le champ de bataille... » dit le Suisse.

« Voyez comme ils ne mènent pas la guerre noblement » dit Sophie d’une voix forte en se tournant vers son armée. Ils n’annonceront pas leur nom avant les duels, ils frapperont les hommes en fuite, les joueurs de tambour... »

« Heu... Beaucoup de nos hommes n’ont pas vraiment de nom, vous savez. Ils ne parlent pas beaucoup avant de se battre. »

« Vos adversaires n’ont plus aucune noblesse! » clame Sophie au cœur ardent. « L’or et les pierres que vous tenez dans vos musettes inépuisables leur ôteront la force de lutter. »

Mais déjà les évènements se répondent, indifférents aux causes et à la marche du temps. Ils se propagent très loin vers ce qui leur est éloigné, si loin à travers les mondes qu’un nœud d’influence apparaît rue des Écoles, dans le cinquième arrondissement de Paris où un opticien retraité se prend à songer — comme c’est absurde — au froid qui mord des pieds nus et sales, au sang, à une dent gâtée. Il enfonce son nez dans son écharpe de cachemire jaune en pénétrant dans la boucherie.

Mais voici que dans l’ombre indécise, le chevalier d’Unheimliche s’avance. Sophie pousse un cri en reconnaissant l’écu du vieil ami de son père: la Gorgone aux yeux terribles encadrée par la Peur, la Déroute et un ballon de vin rouge. Il enlève son armure et marche les bras ouverts vers l’ennemi. Il s’approche d’Oprisk, son ancien maître d’arme, magnifique sur son coursier blanc et lui dit ces mots ailés :

« Souviens-toi, ô invincible, j’allais te combattre dans cette autre vie que nous eûmes ».

« C’est vrai et je te donnai ma bénédiction. Cette fois encore, je suis lié à mon prince par la richesse, mais dans mon cœur, je prie pour ta victoire. »

Le chevalier le remercie puis il se tourne vers l’armée des Lorrains et annonce à voix haute.

« Quiconque de nos adversaires choisit le camp de la Justice sera accepté comme allié. »

Joyeux d’avoir rempli son devoir, le chevalier aux nombreuses vies revient vers la bande du Vallon. Les cors et les tambours l’accompagnent. Les chefs des deux parties applaudissent, même les mercenaires sont émus.

Des milliers de balles et de flèches commencent à siffler de part et d’autre. Le canon tonne. Avec des cris terrifiants et une fougue formidable, l’armée du Duc se précipite dans le vallon où l’attendent les gueux. Le heurt est terrible et meurtrier.

Tous entrent en lutte. Assenant de puissants coups de masse, les cavaliers du Duc font des coupes sombres dans les rangs des paysans. Ailleurs, étroitement serrés à la façon d’une haie, les gueux pressent de leurs piques les fantassins qui ne peuvent plus manier ni l’épée ni la hâche. Ils répandent des centaines de pierres précieuses sur le sol et dans les articulations des armures, profitant de la stupeur de leurs adversaires pour les transpercer vivement à coups de dague. Dans le cliquetis des armes, la rumeur se répand. La cupidité envahit les rangs des Lorrains et les amollit.

Pleins de Mana et d’ardeur belliqueuse, Sophie et le chevalier s’avancent seuls au centre de la foule guerrière, semant la déroute comme une rafale irrésistible, leur armure maculée de sang noir. Les soldats du Duc reculent en voyant s’ouvrir devant eux le gouffre de la mort. Les plus braves paysans marchent dans leur sillage, tenant au devant d’eux la tête de Porc farcie, impétueuse, terrible, velue et superbe. Ils disloquent les rangs et brisent les étendards. Au fond de chaque cœur l’espoir de la victoire fait éclore la force de lutter sans répit.

Et voilà que la douce confiance soulève les âmes, dans le vallon et alentour. La voûte céleste s’agite, grosse d’une pluie libératrice. Il n’est pas dans les mondes un seul serf, un seul esclave qui ne se redresse. Quand Sophie fend le crâne du Comte de Grease, la cervelle gicle de toutes parts. Son épée luisante de sang resplendit dans le rayon vert. Les points cardinaux étincellent. Luigi et Mario, le plombier aux pieds légers, l’accueillent au niveau quatre.

Le désespoir saisit les troupes d’Antoine. L’armée Ducale diminue d’heure en heure. Piétinant les corps sans vie ruisselant de chaque blessure, la bande d’Altorf atteint la première le village où des centaines de paysans ont accouru en renfort.

* * *

Ainsi commence la fin du monde. Alerté à son insu par de mystérieux précurseurs, l’opticien se sent exagérément inquiet. Il se tient à côté de la queue, car ses escalopes ont été mises de côté. Il jette un œil aux titres de son quotidien : « La grève générale aura coûté huit cent millions. » ; «  L’érosion des rendements de l’épargne se poursuit. »

« Il faut faire quelque chose... » songe-t-il, amer. Et dans l’entrelacs infiniment subtil des relations acausales, sa minuscule pensée interfère avec les échos lointains du combat pour la liberté : la résistance des bouts de gras captifs de la chair à saucisse, la joie intempestive du garçon-boucher, la colère brisée des porcs morts.

Si ténu soit-il, ce souffle atteint le plan transcendant où les batailles éternellement se livrent. Inaudible, il se mêle aux voix qui se répondent là, puissantes comme de grosses eaux.

« Il faut faire quelque chose... » dit à la dame du fleuve la figure d’homme flamboyante au sommet du trône de saphir, au-dessus des ciels de cristal resplendissants...

« Il faut faire quelque chose... » dit le Docteur Faust à Méphistophélès.

« Mais de quoi se mêlent-ils ces deux-là ? » demande la dame.

« Les incubes et les démons de l’autre côté ont part à l’équilibre du monde. » répond la figure d’homme.

« Les incubes et les démons vous disent merde ! » yodlent les souffles et les démons.

« ... »

« ... »

Méphistophélès et le Dr Faust se transportent au château où le banquier ne dort pas. Il ne dort jamais.

Surfant une roue de chrysolithe à la circonférence remplie d’yeux, la dame s’interpose :

« Je veux bien vous laisser intervenir sur mon territoire mais la convention de Gennevilliers doit être respectée. »

« La convention de Gennevilliers, Madame ? »

« Ne faites pas les malins ! Je m’en occuperai moi-même s’il le faut, quitte à laisser des traces dans le continuum. Plus de massacres. Les blessés et les prisonniers devront être traités dignement, c’est tout. Et ne faites pas de mal à Sophie ! »

« Meuh non... Promis ! »

* * *

Le banquier comprend. Il boit la potion du Docteur, il revêt son armure d’acier noir puis il se présente devant le démon qui l’envoie aussitôt à Scherwiller. Wouf !

Un cheval sellé l’attend derrière le village.

Comme Inky, Pinky et les autres Clydes courent éperdument dans le noir labyrinthe lorsque l’insatiable Pacman les mue en fantômes tremblants, ainsi vont dans les vignes les soldats de l’armée Ducale en déroute. Droit sur sa monture, le Banquier les rassemble et les exhorte à combattre. Bientôt, mille fantassins armés de javelots et trois cents braves cavaliers se rangent à ses côtés.

Dans le vallon, il aperçoit sa femme et le chevalier qui sèment l’effroi au cœur de l’ardente mêlée. L’impétueuse comptable avance elle aussi, seule sur autre front. Libéré du poids de l’écu et de la belle armure, ses bras blancs filent comme des serpents dans le flot tumultueux de ses longs cheveux roux, distribuant les coups mortels avec une puissance surnaturelle. Aucun paysan n’ose la suivre avant que les rangs des Lorrains ne se soient refermés derrière elle.

La troupe s’élance et donne l’assaut à l’épée. Les paysans des premières lignes succombent sous les coups. Chargeant comme un loup, le banquier fauche rang après rang. Des piques par centaines le ralentissent. Alors, il se rend invisible puis, furtif, n’hésitant pas à frapper mortellement ses propres soldats, il s’insinue jusqu’au cœur de la bataille où se tient Sophie, dans un tumulte affreux.

Au moment qu’il choisit, il lui apparaît, roulant des yeux cruels. Ivre de vengeance, il fait le vide autour de lui à coup de masse et la provoque en duel.

« Rejoins-nous et sois libre. Aimons-nous ! » lui lance Sophie.

« Meurs ! Salope » répond sobrement le banquier en s’élançant vers elle.

Le bouillant chevalier s’avance pour lui faire un rempart de son corps. Sophie lui fait signe de reculer. Elle pare les coups avec souplesse et détachement, prêtant sereinement son bras au temps dans sa tâche d’anéantissement des mondes.

Elle le blesse à la cuisse en le touchant à l’os. Barthélémy met un genou en terre et un brouillard voile ses yeux. Elle hésite puis s’éloigne pour laisser les soldats du Duc l’emporter. C’est alors que Méphistophélès donne au blessé la force de lancer sa lourde masse dans les chevilles de Sophie qui s’effondre. En un éclair, le Banquier est sur elle. Le métal crisse comme naguère la paille lorsqu’ils s’aimaient dans l’écurie. Invisible, Méphistophélès lui souffle la formule.

« Que personne jamais ne mange de ton fruit ! » siffle le cupide banquier en enfonçant un poignard dans le ventre de Sophie, juste sous le nombril.

Les paysans sont frappés de stupeur. Aussitôt, l’armure de Sophie s’ouvre et ses pièces se recroquevillent comme des pétales flétris. Le corps dévoilé de la guerrière se dessèche à vue d’œil. Elle n’a que le temps de se retourner, le front dans la poussière, avant que la mort dévorante ne la saisisse.

Le monde tremble sur son axe. Le chevalier s’élance en rugissant et tranche le cou banquier. Baigné de sang noir, il se penche sur la dépouille de Sophie.

La bataille reprend dans une grande confusion. Chacun des deux camps veut tirer la morte de son côté. Au-dessus de lui-même, rugissant come un fauve, le bouillant Chevalier brise les os et fend les poitrails. Avec les plus vaillants guerriers, il parvient à sauver le cadavre de Sophie. Méphistophélès s’échappe dans une bouffée de souffre puant. Redoutant le présage, les paysans reculent.

Au camp de base, des initiés essaient un peu de magie sur les reliques contenue dans les coffres. Des poils et des os surgissent des sangliers, des ours et toutes sortes de pauvres diables. Un seul saint apparaît, mais il refuse de combattre. Le cours des reliques s’effondre. Le Suisse donne l’ordre d’évacuer le trésor dans quatre directions.

Dans les vignes, les arquebusiers du Duc se regroupent sous le commandement du Comte de Trout. Ils criblent de traits les paysans les plus exposés. Plus loin, en formation serrée et sur un large front les fantassins avancent. Ils enfoncent les groupes de paysans en frappant au sol chaque blessé jusqu’à ce que mort s’ensuive. Pris d’une atroce fatigue, les derniers résistants s’enfuient à travers champs, poursuivis sans répit par les cavaliers jusqu’aux portes de Chatenois. La plupart des coffres sont vite repris sur les routes alentour, pleins de richesses désenchantées.

La dame du fleuve jure de passer les enfers au nettoyeur haute pression et dépêche les nains auprès des blessés.

Le chevalier et quelques mercenaires parviennent à quitter l’affreux carnage, foulant les morts, emportant avec eux la dépouille de Sophie et l’invisible Mana qui flotte là, tout autour d’elle. Les hommes à venir ne se souviendront pas d’eux.

« Vous avez mis mes escalopes de côté ? » demande l’opticien.

« Oui, bien sûr, Monsieur. »

* * *


À suivre...

Copyright © 2005 par Bertrand Cayzac
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