Floozman: épisode initial
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Table des matières |
12e partie : Vers la libération |
« Avec une abondance scandaleuse, il apporte la délivrance. »
Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.
Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.
A Bâle, le séminaire s’achève prématurément. Les participants tirent leurs valises roulantes en s’inquiétant des horaires, des retards d’avions et des frais de minibar. Le personnel en grève regarde avec hostilité les employés de la société d’intérim qui viennent les remplacer.
Voici ! Floozman est dans l’entrée. Son corps est incandescent et ses yeux sont de mercure. Là où il pose les pieds le sol devient un plasma iridescent.
Il regarde lentement les gens médusés puis il se met soudainement à tourbillonner au centre du hall en lançant des rayons comme une boule disco. Autour et alentour, des billets d’or fin se matérialisent et les murs se mettent à trembler. Sa puissante voix emplit les airs. « Voici l’argent de la délivrance ! Prenez. Et cessez d’être. Que la vérité soit ! ».
L’appel se propage urbi et orbi. Autour de l’hôtel, les cordons de police cèdent à la pression des insurgés et des revenants. L’avant-garde de cette armée rejoint bientôt Floozman qui l’entraine vers les étages inférieurs. Ses pieds nus foulent enfin les grappes de la moquette, à l’endroit où dans un autre temps, Fred Looseman était tombé. La prière qui le hante s’élève de nouveau vers lui.
Chant de l’atome
J’étais un p’tit atome dans le cœur d’une étoile
J’étais une étincelle dans le cosmos en fête
J’étais celui qui suis dans le fond de la toile
Et voilà maintenant que je fais la moquette !
Toi ! Reviens-moi ! Deviens Roi, délivre-moi !
Et fais voler cette carpette!
Emu aux larmes, Floozman s’agenouille et pose ses mains sur le sol. « Je suis là, je suis là... »
« Je suis le numéro UN des atomes de l’univers ! » fait l’élément dans son langage, avant de déclencher la fusion « Voyez ! » Et dans une violente illumination, les premiers rangs de la foule accèdent à l’intelligence du cosmos au moment de l’émanation séminale.
Aussitôt, à tous les étages les fibres de la moquette se dénouent et les alignements de molécules se défont. Dans une douce chaleur, les atomes quittent l’état corpusculaire pour ondoyer infiniment. Les quantas fusent à travers les mondes. Chaque vague de libération caresse la peau des garçons et des filles d’étage qui sont sortis des salles pour voir le miracle. Partout, ceux qui ont des sens pour sentir frémissent et se mettent en marche.
« Prenez cet argent ! Vous êtes libres. Voilà des trillions de milliards de dollars ! Sortez ! Allez dans le monde. La fin est proche ! » appelle le Floozman.
Dans une clameur de joie, le personnel de l’hôtel et la foule des insurgés se jette dans les torrents de monnaie magique. Les morts vivants en sortent dans un corps de gloire.
Dans le hall sont le pleur et le grincement de dents. L’étant se fait inutile et récalcitrant. Les valises s’ouvrent et libèrent leur contenu, les ordinateurs se défont et avec eux disparaissent toutes les informations assemblées en tableurs et en rapports consolidés.
Sur le palier du premier étage, Jean-Pierre s’acharne sur son téléphone. Les managers déchirent leur chemise et pleurent la destruction de valeur. Les directeurs se préparent à saisir les opportunités liées à la destruction créatrice.
Le PC des armées de la gouvernance reçoit une alerte du centre de sismologie. Des modèles prédictifs indiquent un risque pour que les Alpes se jettent dans la mer.
* * *
Depuis une orbite basse, la navette venue de Phobos guide de longs filins monomères robotisés vers la cabine de WC public. Inaperçue dans la confusion, une fine nacelle descend en empruntant ce chemin, suivie par un ballot de scaphandres orange.
« Ce n’est pas un modèle pour femme ! » proteste Jenny en enfilant péniblement sa combinaison.
Jenny, Schtroumpf et les ingénieurs s’embarquent pour être aussitôt emportés dans le ciel. Le nain et le vieux consultant couverts de boue les regardent disparaître dans les nuages épais.
« Vous avez une pièce, je dois retourner là-bas, mais les WC sont fermés » dit le nain.
« Ah. Attendez, oui. Voilà... »
Puis le vieux consultant marche longtemps sur le bord de la route en déroulant un SWOT jusqu’à ce qu’une voiture de la police l’embarque.
« Vous étiez sur les lieux de l’attentat du Rhin ? Comment-vous sentez-vous ? Nous vous amenons immédiatement à l’hôpital. Vous allez devoir témoigner... »
« J’ai été pris en otage. »
* * *
« Chantons ! » fait le Floozman de retour dans le hall. « Toi le manifestant, prend ton bidon ! Et toi, l’assistante, tape sur tes cuisses ! Toi le directeur technique, demande aux ordinateurs de fonctionner sur la sono de l’hôtel jusqu’à ce que le dernier électron retourne au ciel ! Toi, petit Hans, pose ta serviette et cours chercher ta trompinette ! Toi, le fantôme, fais-nous entendre la musique des sphères ! Tu étais en enfer ? Crie ! Vous les murs, reculez et laissez entrer les gens !
« Je commence !!! Micro ! Prenez tous les projecteurs et envoyez les présentations tout autour, les graphiques, les tableaux de chiffres et les arguments. Nous nous roulerons dans le mal pour mieux nous élever... »
Tableurs rasés !
Projections déjetées !
Consolidations ruinées !
Chiffres déchiffrés !
Valeur dévaluée !
Yé, Yé, Yé !
Petit à petit, l’incantation trouve son timbre et son assurance, nourrie par un nombre sans cesse croissant de chanteurs. Au bout d’un moment, des voix lancent de nouvelles stances. Floozman les approuve et les reprend à l’exception de « Brocolis débrocolisés ! ».
« Mort Morte ! » lance joyeusement le fantôme de Marguerite de Navarre qui s’est invité à la fête.
MORT MORTE !
Capitaux décapités
CAPITAUX DECAPITÉS !
Tableurs Rasés !
TABLEURS RASÉS !
Oui, marges rognées !
MARGES ROGNÉES !
Rien ne s’entend plus que le chant. La foule entre en transe. Certains tombent en se convulsant sur le sol couvert de papier monnaie froissé. Certains tombent, se convulsent et disparaissent dans un halo rouge, comme les envahisseurs morts. D’autres tombent, s’aiment brutalement et disparaissent dans un halo rose...
Oui, plans courbés !
PLANS COURBÉS !
Oui, programmes déprogrammés
PROGRAMMES DEPROGRAMMÉS !
Bientôt, tout se balance dans un voile de chaleur qui ne brûle pas. Les objets semblent se consumer et se sublimer dans un mirage. Une poudre dorée vole dans l’air.
Billitis et Mlle Marinella parviennent à se glisser auprès de Floozman.
« Nous avons compris. Nous voulons disparaître avec vous ! » dit Billitis d’une voix étranglée.
« Soit. Il n’y a pas de mort... »
« Vous êtes Fred Looseman, n’est-ce pas ? » demande Marinella.
« Nous ne sommes qu’un. »
Plus loin, dans un coin reculé de la piste, les assistantes dansent tout doucement en cercle. Les billets volètent autour de leurs chevilles.
« On a l’habitude des changements de stratégie. Ce qui est bien, c’est qu’on fait la fête à chaque kick off. »
« A mon avis, l’unité du monde, ça ne durera pas plus de six mois... »
« Comme d’habitude, les objectifs ne pourront pas être atteints. On le sait depuis le début, penser l’unité est aussi impossible que de penser le néant... »
« C’est vrai pour les ressources humaines. Mais celui-là, là-haut, il n’est pas humain. »
« Pas entièrement surhumain, bon plus. C’est Fred Looseman... »
* * *
Comme la navette s’éloigne de la terre, les ingénieurs échangent des blagues. Jenny contemple le flanc bleuté de la planète qui occupe encore la moitié de son hublot. Je te quitte, songe-t-elle, surprise de voir l’image de Fred s’imposer à l’instant où son destin se manifeste avec autant de force. « Oui, nous aurions pu nous associer, bien plus étroitement que tu ne le pensais » lui dit-elle en pensée. « Je ne voulais pas te briser ; mais je ne veux pas d’un homme brisé, non plus... Adieu ! Adieu ma mère, adieu mon père. Mes prochains enfants ne naîtront pas sur terre... »
« Je vous montre votre cabine ou préférez-vous commencer par voir les nouvelles pièces du trésor dans la soute ? » lui propose Schtroumpf.
* * *
En pénétrant dans l’hôtel avec leur escorte, les premiers journalistes sont désorientés. Les murs et le plafond ont miraculeusement fui à l’extrémité de perspectives courbes. Les points les plus proches sont démesurément dilatés. La lune et les étoiles sont visibles en tous points et selon la manière de regarder les lieux, l’observateur se voit tantôt à l’intérieur, tantôt à l’air libre.
A différentes allures, les choses tournent lentement autour du Floozman, les danseurs en transe, les nuages de menue monnaie, les électrons libres et les astres...
Des rebelles ont apporté des instruments et dans les watts libérés, les musiciens appellent le monde au retour.
« Cause they’ll be flying on Bandstand,
In Philadelphia, PA
Deep in the heart of Texas
And around Frisco bay... »
Réfugiés derrière les comptoirs de l’accueil, les VIPs les plus raisonnables attendent les secours avec la police. C’est vers eux que se portent les journalistes.
« Monsieur le sous-gouverneur, quelle est la nature de ces attaques ? D’abord l’attentat méta-nucléaire du Rhin puis l’attaque du grand hôtel ? »
« Ce sont des actes de guerre. Le commandement central doit rapidement identifier l’agresseur et ce n’est pas une tâche simple. Les technologies utilisées sont absolument inédites, y compris dans la finance. »
« Quelle est la situation des marchés ? On dit que des liquidités massives sont injectées dans le système financier... »
« Ici aussi, nous essayons de qualifier l’agression et d’en éliminer la source »
« Pensez-vous qu’un krach soit possible ? »
Le sous-gouverneur est irrité. « Je pense que nous inhalons tous des hallucinogènes en ce moment même. Je ne ferai pas de commentaires mais vous voyez bien que nous ne pouvons exclure aucune éventualité... ».
Au moment où le fantôme de Chuck Berry se joint discrètement à l’orchestre, les journalistes poussent le même cri : « Le krach! Le krach boursier... »
Aussitôt, la rumeur se répand comme une trainée de poudre autour de la piste. Prenant de l’assurance, étourdi par les décibels et l’épaisse fumée qui monte du maelstrom, Billy Zkid du World Wide Scoop tente d’approcher Floozman. Une voix dans le retransmetteur vissé à son oreille lui donne des instructions « krach boursier historique: tout le monde se concentre sur les gouvernements, banques et les institutions financières, conférence dans quinze minutes ».
Sur le parking, le colonel Moutarde prépare l’assaut. Le ciel est noir d’hélicoptères. Plus haut, des avions de chasse filent dans la nuit. Mélanie descend d’une voiture blindée, suivie de Siegfried et de Martine.
« Colonel, quelle était la nature exacte de l’explosion du Rhin ? Pourquoi le dispositif d’urgence nucléaire n’a-t-il pas été totalement déployé ? »
« Il n’y a pas de radiations nocives, c’est déconcertant. Beaucoup de particules inconnues. La déflagration a remué l’eau et la terre sur plusieurs kilomètres, tout simplement. Le fleuve a repris son cours et nous ne savons pas où est passée l’énergie. Mais c’est le problème des scientifiques. Le mien, Madame, c’est d’évacuer le sous-gouverneur de la réserve mondiale sain et sauf, avec quelques autres personnalités si possible... »
Une autre voiture dépose Steven et Gina.
« C’est la momie qui a explosé ! » rapporte Gina.
« La momie !? »
« Je vous expliquerai colonel »
La sono de l’armée commence à diffuser ses messages.
« L’hôtel est cerné par l’armée. Sortez tous, les mains en l’air et il n’y aura pas de dommages. Ne vous faites pas d’illusions : personne jamais ne dépensera cet argent. »
« S’ils ont des chefs, ils ne devraient pas tarder à se manifester... Je ne pense pas que le clown masqué que nous voyons sur les caméras de surveillance de l’hôtel soit un leader... » dit Moutarde. « Mais on ne sait pas, nous ne contrôlons pas encore tous les paramètres ».
« Ceux des catacombes étaient guidés par un allumé qui se prend pour le fantôme d’Engels. » ricane Steven.
« Ca ne nous avance pas beaucoup... Bon. Nous avons repéré le sous-gouverneur sur les caméras. Je vais organiser un assaut frontal pendant qu’un commando d’élite passera par le fleuve pour l’évacuer ».
* * *
Apercevant Mlle Marinella, Jean-Pierre se fraye lui aussi un chemin jusqu’à Floozman. « Fred, où étiez-vous ? Qu’est-ce que c’est que ce cirque ! »
Un micro se tend.
« Bonjour, je suis Billy Zkid, du World Wide Scoop. Pouvez-vous nous dire ce que représente votre mouvement et quelles sont vos revendications ? »
« Vous ne comprenez pas ! Vous êtes libres, mes amis. Prenez ces milliards de milliards, rentrez chez vous pour attendre la fin ou dansez avec nous la danse de la dissolution... » répond l’infiniment riche.
« D’où provient cet argent ? A-t-il quelque chose à voir avec le krach ? » interroge Billy.
« Il y a un krach !? » s’étonne Jean-Pierre.
« Un krach !!! » s’écrient simultanément Billitis et Marinella d’une voie suraiguë.
« Nihil admirari, les filles... Et toi, le journaliste, laisse-toi aller ! Retrouve la connaissance perdue en information, la sagesse perdue en connaissance et la vie que tu as perdue en vivant ! » les harangue Floozman.
« Eliot Ness, non ? » demande Billy. « Qui êtes-vous ? »
« Je suis le fantôme de T.S Eliot, je suis le fantôme du Noël futur, je suis la richesse, je suis la sagesse, je suis la vie ! Croyez que la fin est arrivée et je serai le grand tout... »
« Vous êtes avec eux ! » s’exclame Jean-Pierre. « Où avez-vous volé cet argent ? »
Un très jeune groom s’avance à son tour. « Mme Sophie vient d’arriver à l’hôtel. Elle souhaite que vous l’appeliez dans sa chambre, n° 1525. Elle vous fait dire qu’elle ne se sent pas très bien. »
Ebranlé, Floozman lui donne une seule petite pièce.
Soudain, les vitres du hall volent en éclat. Une âcre fumée engloutit les papillons lumineux qui volent au-dessus de la foule. Des déflagrations couvrent la musique.
« Tous à terre ! » fait une voix amplifiée.
Dans l’esprit de Floozman, un grand silence se fait pendant que les noires volutes de fumée montent vers lui. Un vide glacial s’ouvre dans sa poitrine. La sensation d’une immense perte le met en alerte. Une âme précieuse lui est arrachée. Jenny ! Bien sûr. Mais Sophie ? Que faire ?
Seuls Floozman et une petite fille sont restés debout. Elle s’approche, indifférente à l’agitation.
« Monsieur Floozman, le Monsieur m’a dit que ma mère est avec les manifestants... Je ne veux pas aller au ciel sans elle. S’il vous plaît... »
« Je... Il n’y a pas de... Ta mère nous rejoindra dans la lumière. Tu n’as pas idée... »
« Je ne veux pas... je veux mon lapin » Elle pleure et se met à tousser comme la fumée les atteint.
« Ecoute... » Floozman tourne la tête comme pour chercher la maman. Il ne rencontre que le regard d’une autre journaliste dont les longs cheveux surgissent du masque à gaz qu’elle a pu se procurer.
« Quelle est la position de votre secte sur le bio-contrôle spatial ? »
Dans le hall, les soldats progressent rapidement. Floozman lance dans leur direction des faisceaux créditeurs à haute densité. Beaucoup s’évanouissent en poussant un cri de plaisir mais les plus endurcis résistent.
« Vous me le paierez. Je vous traînerai en procès ! » fulmine Jean-Pierre face contre terre.
« Le Royaume vient ! Pour mille ans le Royaume sur terre ! Relevez-vous et priez avec moi »
« Je veux ma maman ! »
« Prenez cet argent et vivez ! »
Personne ne l’entend. Il voit grandir dans sa conscience l’ombre d’un astre obscur. Bientôt, il ne peut plus regarder en lui-même. La petite fille tire sur sa manche. Le vide dans la poitrine l’aspire. Son corps douloureux se voûte. Il doit se cacher...
« Fred ! » appelle Mlle Marinella « Suivez-moi ».
« Monsieur Floozman, je veux voir ma Maman ! »
Sourde à tous les appels, Mlle Marinella le prend par la main et l’entraine vers le sous sol. Ils se précipitent dans une salle de réception sans fenêtres où sont entassées des tables et des chaises.
« Sauvez-nous, sauvez-nous aussi ! » crient les atomes à l’unisson, dans les pieds en aluminium, les nappes bleues, les tissus rouges.
« Je vous aime, je vous aime... Je reviendrai... » fait Floozman faiblement.
« Par ici »
Pendant que des dimensions s’évanouissent et que l’Hôtel se contracte pour reprendre sa forme, une porte les conduit un étage plus bas, vers les communs.
À suivre...
Copyright © 2005 par
Bertrand Cayzac
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