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Bewildering Stories

Floozman n’est pas une œuvre litteraire

Bertrand Cayzac

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— Il nous reste cinq minutes avant de rendre l’antenne, fait le présentateur. Pour terminer, j’aimerais avoir votre avis sur ce petit livre gadget dont on commence à parler.

À l’écran, on voit apparaître la couverture des « Aventures de Floozman ».

— J’espère d’ailleurs être prochainement en mesure d’inviter son auteur.

Le premier auteur, un homme sympathique et bedonnant, prend la parole :

— Ah. Ce livre-là ? Tout juste un gag, une farce. Un concept comique. Il y a beaucoup trop d’intention pour faire mieux. L’auteur part d’un méli-mélo messianique paradoxal, très théorique, pour en dériver une problématique, puis un personnage et enfin, des aventures. C’est laborieux et c’est creux. Mais je reconnais que pour la télévision...

Le second auteur, un jeune homme, lui répond :

— L’intention est très présente, c’est vrai, mais à travers ces aventures, l’auteur fait état de véritables expériences, de véritables souffrances. Son personnage fait preuve d’une authentique compassion.

— Des caricatures. Des clichés. Il ne suffit pas d’invoquer la compassion, il faut la vivre avec ses tripes !

— L’auteur se laisse aller à certaines facilités, je vous l’accorde. Cela n’enlève rien à la poésie bien particulière qui se dégage des meilleurs chapitres, à mon avis...

Un troisième auteur, une femme âgée, prend à son tour la parole :

— Moi, Floozman m’amuse beaucoup. Je dirais que le personnage procède à la fois de l’humain et du divin. Il ne peut ni devenir complètement humain sous la forme de Fred Looseman, ni se rendre pareil aux dieux lorsque ceux-ci lui prêtent des pouvoirs prophétiques. Il ne peut être ni tout à fait lui-même, ni tout à fait autre. On pense à Kierkegaard.

— Eh bien ? Cela reste très théorique, fait le premier auteur en se renversant dans son fauteuil.

— Laissez-moi terminer, je vous en prie. Je veux dire que, de la même manière, cette création littéraire procède de la théorie et de la praxis. C’est un précipité instable et malheureux comme le genre humain. La faute consisterait à en désespérer. Floozman est une créature de synthèse, au sens chimique, mais il doit sauver le monde et cette démarche lui permet de porter un regard sur ce monde, d’aller vers lui. C’est en cela que nous avons affaire à de la littérature, voyez-vous. Ne nous arrêtons pas au procédé.

— Eh bien, je vous remercie, coupe le présentateur. Nous étions très limités par le temps, mais j’espère que nous aurons l’occasion de poursuivre cette discussion lors d’une prochaine émission. En attendant, je vous donne rendez-vous la semaine prochaine pour parler de croisières.

Le générique défile.


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