Un Ange à mon appel
version originale de Ludmila Sharga
traduction de Maria Kazak
et de Nadezhda Agafonova
Angel at My Calling
appears in issue 648.
« Ce n’est pas encore assez haut ici, ce n’est que le quatrième étage. Si je me rendais sur le toit, ce serait mieux. Mais ce serait à mes risques et périls : des os cassés, l’hôpital. De toute façon, même si je ne me casse pas les os, on m’enfermera quand même dans un autre hôpital. Le genre d’hôpital où l’on attache les malades à leurs lits pour avoir une tranquillité totale. »
« Séreja ! »
La voix de sa mère le fit passer de l’obscurité lointaine à un matin de Noël en janvier.
« Ne reste pas debout au balcon, tu vas prendre froid ».
« Ne reste pas debout... Mais je ne me tiens pas debout, je suis assis ».
Il regarda encore une fois fixement l’entrée de la maison d’en face. Un immeuble comme tous les autres, rien d’extraordinaire.
La nuit dernière, il était resté assis près de la fenêtre et avait regardé la neige tomber. La nuit, tout est différent et même la neige paraît magique à la lumière des réverbères. Les fenêtres commencent à s’éteindre les unes après les autres, mais il en reste toujours deux ou trois avec la lumière allumée jusqu’au matin.
Il imaginait des armoires, des étagères de livres qu’il n’avait pas encore lus, des fauteuils confortables, la lumière douce d’une lampe avec un abat-jour vert. Mais peut-être s’agissait-il de la lumière d’une guirlande de sapin... C’était Noël.
Au loin, derrière les fenêtres, les gens buvaient du thé dans des tasses de couleur bleue foncée aux bords dorés. Le sucrier bleu était rempli de morceaux de sucre et le pot de confiture, de la même couleur, de confiture. Cela ressemblait à de la confiture de cerise...
Exactement : de la confiture de cerises avec des noyaux. La preuve : on apercevait des gouttes de cette confiture et des noyaux dans une assiette.
Les personnes présentes autour de la table parlaient de quelque chose, souriaient, et il semblait que personne ne pouvait être aussi heureux qu’elles. Mais était-ce vrai ? Peut-être qu’ils étaient malheureux après tout... Et Lui, après avoir bu son thé, s’était rendu dans sa chambre puis s’était allongé et n’arrivait pas à s’endormir. Et Elle lavait la vaisselle, regardait longuement par la fenêtre et ... pleurait. Le monde diffère en fonction de ce que l’on voit.
Quand Séreja réalisa qu’il n’aurait plus une telle vie, la vie insouciante qu’il appréciait tant, des pensées terribles l’absorbèrent et l’enfermèrent dans un tourbillon noir de désolation.
La nuit dernière, il avait lu un livre sur les anges, le cadeau de sa mère pour Noël. Il se trouvait qu’il y avait des anges sur Terre mais ils ne ressemblaient pas à ce que les gens pensaient. N’importe qui pouvait être un ange : ivrogne, SDF, estropié...
Estropié ?
Séreja regarda ses jambes amorphes, sans vie, et ouvrit la porte du balcon.
Une jeune fille apparut sur une route déserte. Comme si elle était descendue du ciel. Une voiture noire passa en coup de vent à grande vitesse, et, sur une ligne blanche qui séparait la route, il vit une silhouette fine apparaître de nulle part, comme dans un rêve. La ligne n’était pas visible sous la neige mais là où la jeune fille avait marché, il y avait les traces de pieds nus.
Elle marchait sur la neige fraiche, pieds nus, et il avait l’impression que pour elle, marcher sur la neige était une chose ordinaire, comme si elle marchait sur l’herbe fraiche à la fin d’un mois d’avril.
D’où pouvait-elle bien venir ? Il était trop tôt pour le premier tram et trop tard pour le dernier.
Séreja savait bien quand le premier tram arrivait et quand le dernier tram partait, il avait le sommeil léger. Mais ce n’était pas le fait de marcher pieds nus sur la neige à trois heures trente du matin qui était étrange. Derrière son dos il apercevait ... des ailes. Il lui semblait même qu’elles étaient blanches... De grandes ailes blanches !
Hésitant et pensant que c’était le col de son manteau ou les extrémités de sa longue écharpe mise en arrière sur son dos qui donnait cette impression, il se souleva un peu pour mieux y voir et resta dans cette position : « ça y est, donc... un jour ou l’autre, j’arriverai à me remettre debout ».
La jeune fille s’approcha et il réussit à voir non seulement ses ailes (c’étaient bien des ailes), mais aussi son visage, pâle avec de grands yeux.
Elle se dirigea ensuite vers un grand immeuble et il entendit le son de ses pas, le barbotage de ses pieds nus sur le trottoir humide. Près de l’entrée, elle s’accrocha à un buisson par son aile droite, se retourna et soudain elle lui fit un signe de la main, comme si elle l’avait fait tous les jours et comme s’il avait été un ancien ami à qui elle venait de dire au revoir.
* * *
« — Séreja, tu es resté comme ça près de la fenêtre toute la nuit ?
Les mains de sa mère sentaient la viennoiserie et la valériane.
— Maman, tu connais tous ceux qui habitent dans ce nouvel immeuble ?
— Tu parles ! Il est immense. Je ne connais même pas tous les habitants de notre maison. Pourquoi ?
— Comme ça ... Je pense que j’ai vu quelque chose ... »
Il ouvrit à nouveau le balcon et observa l’immeuble voisin.
La neige avait presque fondu et on apercevait sur le chemin la ligne blanche.
Sur le buisson à côté de l’entrée, quelque chose de blanc scintillait. La neige ? Une plume ?
« — Maman, quand tu iras au travail, tu pourras te rendre à ce buisson, près de l’entrée ? Enlève cette chose blanche dessus et quoi que ce soit, apporte-la moi s’il te plaît...
— Mais aujourd’hui c’est le weekend, Séreja... Le week-end de Noël. Mais d’accord, je vais te l’apporter. Pourquoi tu t’inquiètes ? Tu as vu quelque chose ?
— Je te raconterai après. »
Il regarda sa mère s’approcher du fameux buisson, en retirer quelque chose de la branche, puis se retourner vers lui et lui faire un signe de la main. C’est alors que la vision de la nuit dernière réapparut : la neige, la jeune fille avec les ailes qui se tourne vers lui et qui lui fait un signe de sa main.
Il avait hâte que sa mère revienne à ces côtés.
« — Qu’est-ce qu’il y avait là-bas Maman ?
Sa mère lui tendit la main silencieusement : sur sa paume ouverte se trouvait une petite plume blanche.
- Tu as vu un oiseau ?
— J’ai vu un ange, Maman. Et maintenant je sais que je vais vivre.
Il tenait la plume dans la paume de sa main et avait du mal à respirer. Elle lui semblait vivante, tendre, chaude et légère.
— Séreja ...
Sa mère embrassa sa tête et se mit à pleurer.
— Avant tu vivais toi aussi, mon fils.
— Non, tu ne sais pas de quoi tu parles Maman. Après tout ce qui s’est passé, je ne voulais plus vivre. Papa est mort, moi j’ai survécu, mais je suis resté dans un fauteuil d’invalide. Pourquoi vivre comme ça, pourquoi? J’ai décidé de... Mais ne pleure pas, je t’en prie Maman... J’ai décidé que je ne serai plus une charge pour toi. Ne pleure pas, s’il te plaît. C’est déjà passé. Et je te raconte cela parce que tout a changé. J’étais il y a peu de temps sur la rambarde du balcon. Mais j’ai eu peur... Peur de ne pas mourir et d’être à nouveau à l’hôpital. Mais cette nuit j’ai vu un Ange. Et je me suis légèrement levé de de mon fauteuil. Tu comprends ? Je me suis levé ! Ça veut dire qu’un jour je pourrai marcher à nouveau ?
— Tu pourras, mon fils, bien sûr que tu pourras. Ensemble on pourra tout. »
Les larmes coulaient sur son visage tourmenté, mais encore beau, et la photographie de l’homme qui ressemblait beaucoup à Serejka, près du seuil, semblait contempler cette scène.
* * *
Nika entra sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Yulka, mais elle ne dormait pas encore.
« — Quel look ! Tu n’as pas froid ? Tu veux du thé peut-être ?
— Le client était presque fou.
Yulka la regardait en baillant et en s’emballant dans une couverture.
— « Je veux un ange », a-t-il dit. Et ensuite il m’a laissée au milieu d’une chaussée. « Vole », il a dit. « C’est pour cela que tu as des ailes, pour voler ». Heureusement que ce n’était pas loin de chez toi, sinon j’aurais eu froid. Il m’a laissé nu-pieds, il ne me restait que sa chemise. Mais il m’a bien payé, comme il avait promis. Maintenant je peux rembourser mes dettes, acheter des cadeaux et partir chez moi. C’est Noël quand même. »
Elle mit le fourreau en daim de son portable autour de son cou, sortit quelques coupures de 100$ et les mit dans une poche de sa veste de cuir noir.
Ses ailes blanches ôtées étaient sur le sol.
Translation copyright © 2016 by Maria Kazak
and Nadezhda Agafonova