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Floozman: épisode initial
aux figues* et au Riesling

* selon arrivage

par Bertrand Cayzac

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6e partie : La fuite de Jenny Appleseed

« Avec une abondance scandaleuse, il apporte la délivrance. »

Fred Looseman a été l’évaluateur en chef de risques au Crédit Mondial ainsi que le président de la Commission pour la répression du blanchiment des capitaux. À présent, son travail consiste à réparer les guichets automatiques de banque.

Parfois il entend des voix qui l’émeuvent au point de pleurer. Comme son compte en banque déborde de l’argent de la délivrance, c’est à de tels moments qu’il se transforme en super-héros de la finance : Floozman.


« Que fait la femme intelligente qui sait prendre les bonnes décisions ?» Se demande Jenny Appleseed en garnissant le barillet de son révolver d’argent. « C’est un plan risqué mais je n’ai pas le choix. Plus tard, je raconterai tout ça en riant. Peut-être à la télévision ? Rebondir... Tout n’est que bond et rebond.

« Et le temps est avec moi. J’ai des siècles devant moi. Je resterai belle, peut être la plus belle. Et si la vie réussit de nouvelles percées vers le beau, je me transformerai avec elle. » Avec les yeux de l’esprit, elle entrevoit des grâces ineffables et d’improbables galbes...

Sans cesser d’affiner son plan, enivrée de sa volonté, elle s’imagine dans les tenues de la clandestinité. Un tricot de peau en coton distendu sur ses seins nus (ses seins splendides), une veste de lin écru, une jupe en jean avec de simples leggings et des tennis noirs... ou bien un boléro à broderies dorées... Pour l’espace, un scaphandre de voyage léger à revers de latex fluo. Mais les masques au concombre... ? Comment fera-t-elle ?

Longtemps Jenny a pensé qu’elle mourrait, comme toutes les roses sur le mur friable et ami auprès duquel elle se tenait, petite, lorsqu’on lui a pour la première fois parlé de la mort. Elle marchait à peine, marchait-elle ? Il y avait des abeilles dans la vigne vierge. Qui parlait ? Une femme, dans le vieux langage. Qui était mort ? La rose ? Voilà qu’une vraie parole faisait son chemin dans son esprit encore éternel. Quoi !? La mort !?

Plus tard, dans la cour de récréation, la singularité de son incarnation lui est apparue. C’était l’été des satellites et des bâtons de glace gluants. Le vertige l’a saisie avec la violence d’un coup, en pleine course sous les platanes sales. Elle a écarquillé les yeux et ses longs cils ont frémi. Dans toutes les directions, des enfants se poursuivaient en criant. Mais elle se tenait perplexe dans un nœud de silence. Il s’en fallait de si peu : pourquoi était-elle prise dans ce corps-ci plutôt que dans ce corps là ? Un éclair, un raté, un trou dans le tissu vital. Quelque chose lui était dévoilé du dehors, quelque substance s’échappait d’elle à jamais. Mais elle n’avait pas peur.

Depuis cette récréation, sa conscience n’a jamais vraiment regagné la coquille fêlée. La présence au monde de Jenny s’est irrémédiablement dilatée dans le temps et dans l’espace, affectée par tous les êtres alentours. En grandissant, elle ne s’est pas étonnée que chats lui parlent, comme les oiseaux, les garçons, les cailloux. Jenny ne s’est jamais plus étonnée de rien. Jenny n’aimait rien tant que les étés pleins d’étoiles, les routes dans les pins, les dunes et les ports.

Aspirée vers l’espace, familière des constellations, elle s’est dit « va pour toi !» puis elle a quitté son pays, sa famille et la maison de son père sur une mobylette. Suis-je si petite ? Suis-je si jeune ? Suis-je vraiment mortelle ? demandait-elle au cosmos. Ne suis-je vraiment que ce que je suis ?

Jenny s’est accouplée, Jenny a aimé, appris, pensé et construit sa carrière. Jenny s’est endurcie, elle a chaussé des bottes, revêtu des bijoux, étreint des amants et signé des contrats. Enfin, elle a su que la réponse était formée : elle ne mourrait pas ou plutôt elle resterait éternellement éveillée au grand esprit duquel tout participe... Et puis elle l’a oubliée.

* * *

« L’émeute gagne le quartier...» annonce l’assistante. « Votre avion est dans trois heures mais je ne sais pas si nous pourrons passer...»

Jenny reprend sa marche de long en large dans la suite, dodelinant de la tête comme un fauve. De temps à autre, elle écarte ses bras musculeux, jure ou serre le poing. Sur les écrans de la télévision, la nouvelle défile de nouveau : « Un fond spéculatif du Crédit Mondial accumule des positions folles et des profits monstrueux. La directrice des opérations impliquée dans leur détournement »

« Il n’y a rien d’illégal ! C’est de l’investissement. Vous me croyez, Billitis ? Vous me croyez ?»

« Oui, Jenny. Vous verrez, nos avocats vous sortiront de là. Et puis les gens oublieront. »

« Non. Vous rêvez. Le conseil d’administration ne me protègera pas. Pas avec des montants pareils ! Les actionnaires voudront ma peau. Et la gouvernance ne peut pas laisser passer ça, pas en ce moment. Mais je n’irai pas en prison. Je n’ai plus le temps d’aller en prison. J’ai tellement mieux à faire. Pas question ! J’ai trouvé une solution...»

On frappe. C’est le commando. Elle s’arrête et rejette en arrière son épaisse chevelure blonde.

« Enfin, vous voilà !»

Le fantôme de Friedrich Engels reste dans le couloir pour monter la garde pendant que l’homme trapu pénètre dans la chambre, suivi par une vieille soubrette.

« Nous allons vous exfiltrer, Appleseed. » dit le petit homme, très raide. « Dans quelques semaines vous serez sur Phobos !»

Jenny frissonne à cette pensée. Quel monde crépusculaire ! Mais quelle fantastique aventure... Les laboratoires spatiaux ! Mes labos ! Toutes les expériences, tous les bains de jouvence à sa portée, indéfiniment... Quand elle retournera sur terre, ils seront tous morts. Tant pis ! Et si elle ne revenait pas, alors qu’adviendra-t-il ? Qu’il y a loin des stations spatiales aux prochaines prairies. Comment fera-t-elle la traversée ?

« Que fait-on ? Ils peuvent m’arrêter d’un instant à l’autre ».

« Pour commencer, nous changeons immédiatement de chambre. Ensuite, vous vous changerez. Tenez, j’espère que c’est votre taille » fait-il en lui tendant un uniforme de femme de chambre et une perruque. « Suivez mes hommes et attendez les instructions. Ne répondez pas si on vous adresse la parole.

« Le personnel est en grève. Dans la soirée des émeutiers armés attaqueront simultanément cet hôtel, l’aéroport et le site de la réunion des grandes économies ; ils prendront des otages. Lorsque votre disparition sera connue, les recherches s’orienteront de leur côté alors que vous serez déjà en sécurité sur Phobos ou sur Mars, sous la protection de notre police. Sur le plan politique, les députés proches des altermondialistes seront durablement discrédités par les combats. Il y aura des morts...»

« Ne me donnez pas les détails. Je vois. Les députés affaiblis, l’amendement bio-contrôle sera voté au printemps... Mes amis du Crédit Mondial pourront lancer la plate-forme financière off-earth...»

« Et nous pourrons financer les programmes d’adaptation génétique, puis les industries et les colonies à coûts réduits. Nous aurons besoin de vous pour étendre les activités de Cosmitics et bancariser les migrants. Votre vision a beaucoup séduit le conseil d’administration. En attendant, l’autorité de régulation a gelé la Figa. La police est sur les dents. Nous transférons dès à présent le trésor sur Phobos. La confusion nous facilitera la tâche. »

« Et que faisons-nous des cryptes de Scherwiller ? Et de la momie ? Ils ne l’ont pas encore dégagée ?»

« Si. Nous avons fait accélérer les travaux d’excavation, il y a un peu de casse mais nous n’avons pas le choix. »

« Je veux superviser le transfert ! Je sais que nous ne sommes pas loin. Donnez les instructions à vos hommes. »

« Passez d’abord dans l’autre chambre. Nous partirons pendant l’attaque. »

« Billitis, restez ici. Répondez au téléphone. Gagnez du temps. Je ne vous oublierai pas, ma chérie. » Elles s’embrassent longuement. L’étreinte de Jenny est brutale. Il y a quelque chose de rustique et d’ingénu dans son élan. « Vous savez comment faire pour me retrouver. »

Ils descendent quelques étages et pénètrent dans la chambre du vieux consultant.

« Vous allez nous suivre, cette vie se termine pour vous. Elle se terminera encore plus vite si vous essayez de résister » lui dit le fantôme en doublant de volume, juste pour rire.

Sans un regard pour lui, Jenny Appleseed s’enferme dans la salle de bain. Peu après le début de l’attaque, le petit groupe rejoint le parking par le balcon.

* * *


À suivre...

Copyright © 2005 par Bertrand Cayzac
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